Nicolas de Staël, sur la corde raide


L’oeuvre de Nicolas de Staël (1913-1955) rend compte d’un des moments-clés de l’histoire de l’art du 20e siècle, car elle cristallise le débat qui a opposé les tenants de l’art figuratif aux partisans du « tout à l’abstrait ». D’autre part, la manière dont l’artiste élabore son oeuvre peut-elle aussi être considérée comme étant typique de la triplette classique qui se base sur la formation, suivie de la confrontation, pour aboutir enfin à l’invention. En effet, Nicolas de Staël, d’origine balte, chassé de sa Saint-Pétersbourg natale, est recueilli à Bruxelles à l’âge de dix ans. Sa formation artistique débute en 1933 avec l’enseignement classique et normatif dispensé par l’Académie. De nombreux voyages vers le sud l’amènent à découvrir les grands musées français et italiens, les grottes préhistoriques d’Altamira en Espagne, et la région de Marrakech. Il en revient ébloui, décidé à devenir peintre, et surtout les yeux et le cerveau nettoyés de l’idée de vérité en art, et convaincu de la relativité des formes culturelles artistiques de son environnement quotidien. L’art abstrait qui chamboule les habitudes lui tend les bras.

Nicolas de Staël, Eau-de-vie, 1948, Galerie Jeanne Bucher Jaeger © ADAGP, Paris, 2023, photo Georges Poncet

À Paris, au début des années 1940, les envahisseurs allemands étiquettent « dégénéré » ce qui ne se conforme pas à leur art de propagande. Mais les jeunes artistes se battent pour tout autre chose: pour la liberté. C’est leur manière de résister, malgré la censure. Des groupes se forment, et Nicolas de Staël se trouve en affinités avec la peinture de Cesar Domela, probablement parce que cet art abstrait tente la cohabitation harmonieuse des contraires, comme les droites et les courbes, les lignes et les surfaces, les lumières et les ombres, les aplats et les reliefs. Mais, dans le même temps, Nicolas de Staël s’entiche du travail de Georges Braque, qui jamais n’abandonne la figuration proche de la sensualité caressante du contact amoureux, le toucher et le grain des surfaces peintes, les différentiels de chaleur, de sons et d’odeurs. À Nicolas de Staël de se dépatouiller avec cela désormais.

Nicolas de Staël, Composition grise, 1949, Fondation Gandur pour l’Art © ADAGP, Paris, 2023, photo Sandra Pointet

4 Nicolas de Staël, Fugue, 1951-52, Washington D.C., The Phillips Collection © ADAGP, Paris, 2023, photo Walter Larrimore

Les phases de formation et de confrontation portant leurs fruits, Nicolas de Staël dispose désormais des moyens pour s’aventurer sur des sentiers inexplorés, et progresser dans le cheminement d’une oeuvre qui ne doit plus rien à personne. Il construit son tableau comme les maçons bâtissent un mur de pierres sèches, sans mortier. Chacun des moellons diffère des autres, par sa forme et son volume, sa taille, son poids, sa configuration, ses bosses et ses creux. Il faut pourtant que cela fasse ensemble et « tienne debout », ce qui exige une connaissance et un savoir-faire exceptionnels. Que l’on comprenne bien: il s’agit moins de réussir un agréable jeu de formes délimitées par un cerne que de ressentir leurs forces d’irradiation, la densité et l’épaisseur d’énergie qui naît de chacune de ces individualités, en relation avec celles qui l’entourent, et vice versa.

Pour construire son mur de peinture, Nicolas de Staël utilise la truelle du maçon, considérant le pigment comme s’il était du mortier frais, ou de l’enduit à grosse pâte. Il se sert aussi d’un couteau ou d’un racloir pour étendre la couleur par ici, et la coaguler par là, sans retouche et en laissant bien visible la marque des outils. Souvent, le peintre gratte une couche ancienne ou en superpose une autre, plus fine, laissant ainsi jouer les transparences des diverses sous-couches, vertes, jaunes, bleues, rouges, grises. Toute la pratique du peintre à ce moment se joue entre ce qui s’ajoute et ce qui se soustrait, rejoignant ainsi le processus plus général de l’oeuvre de Nicolas de Staël, qui est d’ajouter autant qu’il enlève.

Quand il parle de son métier, l’artiste explique qu’il maçonne la peinture. L’analogie avec la mosaïque semble tout aussi juste, à condition de retenir que les tesselles qui composent le tableau ne sont pas calibrées, chacune s’individualisant par sa découpe, sa texture, sa couleur, la saturation de la teinte, sa brillance, son épaisseur, ses variations dues à la lumière, son grain de surface qui décide de ses capacités de réverbérations, etc. Le problème du peintre, ici, est de réaliser un ensemble cohérent à partir d’un tel ensemble de différences. Le tableau ci-dessus s’intitule Fugue, ce qui selon le musicien Marcel Dupré signifie « réaliser un ensemble cohérent à partir d’une masse d’individualités ». Cette manière d’oeuvrer serait pareille au chef de choeur responsable de fédérer l’altérité de chacun des musiciens afin d’en tirer le meilleur. Aussi, l’artiste travaille par essais et par erreurs, ajouts et retraits, insistant sur l’idée de hasard, d’accident heureux: « Le contact avec la toile, je le perds à chaque instant et le retrouve et le perds… il le faut bien parce que je crois à l’accident, je ne peux avancer que d’accident en accident ». Mais le mot fugue signifie aussi « s’enfuir du lieu où l’on vit habituellement ».

Nicolas de Staël, Marseille, Ménerbes 1954, avec l’autorisation de Catherine & Nicolas Kairis et l’autorisation d’Applicat-Prazan, Paris © ADAGP, Paris, 2023

Car l’enceinte du mur marque inévitablement une limite, qui devient obstacle, voire une prison. Comment s’en échapper? Nicolas de Staël réintroduit alors la profondeur de l’image, comme il reconquiert la couleur et le mouvement. Pour un peintre, le mouvement est une chimère, car quoi qu’il fasse, le tableau se fige à jamais une fois terminé. Nicolas de Staël aborde le problème de front, désireux de représenter la dynamique d’un match de football. Un match en nocturne dans un stade dédié à ce spectacle relève tout simplement de la magie. C’est une expérience irracontable qu’il faut avoir vécue au moins une fois dans sa vie, un éblouissement et une révélation, au propre comme au figuré. Car dans le noir et sous la puissance des projecteurs, chaque couleur en action se gorge d’intensité en relation avec le vert de la pelouse et la blancheur des lignes de contour. Là, Nicolas de Staël comprend que l’accentuation colorée peut aussi faire voler en éclats le mur de sa peinture, parce que la perception, saturée, déstabilise la vision convenue de la représentation.

Nicolas de Staël, Le Saladier, 1954, collection particulière © ADAGP, Paris, 2023

Une autre façon de se donner de l’air consiste à s’imposer des challenges, parce qu’ils stimulent les capacités d’invention du créateur. Par exemple, Nicolas de Staël peint des petits objets en grand, de grands sujets en petit, il s’impose l’a priori d’une gamme réduite de couleurs, et il combine chacun de ces éléments avec des formats verticaux ou horizontaux, étroits ou larges. Mais, quel que soit le sujet, le peintre garde toujours une ligne de base horizontale, que ce soit par exemple le socle d’une étagère ou la ligne d’horizon marin, afin que le proche et le lointain s’y télescopent, l’objet volumétrique au centre jouant les va-et-vient entre les deux. Lorsqu’il écrit « Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace », Nicolas de Staël livre la clé de son oeuvre: chaque toile devient un jeu d’équilibre périlleux entre ces deux termes qui a priori s’excluent.

Nicolas de Staël, Marine la nuit, 1954, collection particulière © ADAGP, Paris, 2023, photo Thomas Hennocque

Sur quel pied danser? Nicolas de Staël est un funambule sur une corde, toujours plus haut, en quête d’une pureté de lumière toujours plus absolue. Le maçon de jadis se prend à rêver d’Icare qui, devenant un ange, outrepasserait la matérialité des choses et de sa peinture faite de pigments. En témoigne le métier qui utilise désormais des outils plus légers comme des touffes de coton ou de tampons de gaze, avec lesquels il inscrit une pâte toujours plus mince et diluée et légère. Ébloui, l’artiste évoque le sentiment de ne plus rien y voir, de se débattre dans le brouillard qui dissout toutes les certitudes. L’air se raréfie, le mal de l’altitude guette. Suite à un refus amoureux, Nicolas de Staël grimpe au sommet de la tour de son castelet, une construction médiévale tout en murailles comme ses meilleurs tableaux de jadis. Il se jette alors dans le vide. Et se tue. Il avait 42 ans.

Nicolas de Staël dans son atelier, 1954 © Ministère de la Culture, RMN-Grand Palais / Denise Colomb


Nicolas de Staël
Musée d’Art Moderne de Paris
11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris
Du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
Nocturne le jeudi soir jusque 21.30h
https://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-nicolas-de-stael

Fondation de l’Hermitage
Route du Signal 2
CH —1018 Lausanne
Du 9 février au 9 juin 2024
https://fondation-hermitage.ch

,

11 réponses à “Nicolas de Staël, sur la corde raide”

    • Ohé Jean-Pol,
      Ce tableau date de 1948, et à ce moment l’artiste vit à Paris 7, rue Gauguet, non loin du parc Montsouris. Il a été naturalisé Français quelques mois auparavant, et n’est pas encore installé dans le Sud. C’est vraiment le titre du tableau

    • hello Jean-Pol, tu dis aussi: « …D’un imbroglio de «bâtons» verts-gris fusionnants en tous sens (confusion, anarchie), à une composition chromatique harmonieuse, stable, inerte… ». Si l’on simplifiait caricaturalement le travail de de Staël, on pourrait dire qu’il démarre d’une vision basée sur la ligne noire, et qu’il termine par des matières-lumière, en étant passé par l’agencement de formes colorées. Le tableau ‘Eau-de-vie’ serait le moment où la ligne tente de se métamorphoser en surface. Et c’est compliqué comme un jeu de mikado.

  1. Dans l’œuvre de Nicolas de Staël, il y a quelque chose d’attirant dans la composition une simplification visuelle. Dans ses derniers tableaux, une urgence, une captation de la lumière, des formes. Un travail obsessionnel.
    Sur arte.tv, un documentaire lui est consacré et qui complète ton article.

  2. Remercions Vincent Baudoux qui nous prend par la main et nous entraîne vers des domaines artistiques vers lesquels nous n’irions peut-être pas spontanément. Il nous demande de regarder et de voir, ce qui n’est pas évident. Nicolas de Staël est un maître de la peinture abstraite. Moi qui ne jure que par le figuratif, j’ai – en bon élève – fait l’effort de »voir » cette peinture, de l’appréhender, de ressentir sa cohérence.Nicolas de Staël fut, comme Paul Cuvelier, un être passionné par son art, excluant tout ce qui ne s’y rattache pas. Etaient-ils tous deux tourmentés, dévorés par leur art? N.de Staël est mort tragiquement à 42 ans. Cuvelier est décédé à 55 ans, tous deux si jeunes, peut-être victimes de leur sensibilité artistique? Jean-Pierre V.

    • Hello Jean-Pierre, ton commentaire demande trois réponses.

      1. Hier soir, Arte consacrait sa soirée aux plus anciennes formes d’art, qui remonteraient à – 170.000 ans, soit bien avant l’Homo-Sapiens. L’arsenal culturel et les outils conceptuels des archéologues et des spécialistes ne leur permet cependant pas de concevoir une forme d’art qui ne serait pas figurative/humaine. De mon côté et à l’inverse, je penche pour la figuration comme étant une exception, récente aux yeux de l’ensemble de l’Histoire de l’at. A développer.

      2. Concernant Paul Cuvelier, les prochaines expos permettront d’aborder les sujets que tu soulèves. J’y reviendrai.

      3. Nicolas de Staël se suicide à 42 ans. Cela faisait quelques années qu’il pataugeait dans la semoule, ayant déjà réalisé le meilleur de son art. A mon humble avis, il se sentait coincé depuis un bout de temps dans un cul de sac artistique, et savait bien que tout ce qu’il pouvait encore faire serait moins bien. Il en a tiré les conséquences, radicales. Restait à trouver un prétexte: il a suffi que pour une fois une femme lui dise « non », ce qui ne lui était jamais arrivé. Ego, ego, ego !

  3. Merci pour cette belle présentation de l’œuvre! Je suis ravie de recevoir tes billets qui me permettront de perpétuer les longues discussions que nous avions avec papa à propos des artistes, leur vie, leur travail et la perception que nous en avions. Amitiés, Alidz

    • Hello Alidz,

      Merci pour ton gentil mot. En effet, au fil du temps tu croiseras certains artistes ou certaines thématiques auxquels Jean Grégoire était sensible. Les derniers temps, lorsque nous effectuions une promenade au Bois de La Cambre, inévitablement nous évoquions certains sujets que je ne manquais pas d’évoquer ensuite.

      J’espère que vous allez toutes et tous bien, pour un mieux. Les jours qui viennent, une exposition concernant l’Arménie s’ouvrira à la Villa Empain-Fondation Boghossian. Si elle le désire, je compte y emmener ta maman. Je prends contact en ce sens.

      Bises, et à bientôt 😉

      vb

  4. Merci Vincent pour cette belle « exposition » de l’art de Nicolas de Staël. Je le comprends de mieux en mieux grâce à toi!
    Suzanne

    • Hello Suzanne,

      Merci de ton commentaire. La conversation de hier était des plus intéressantes, suivant ta visite de l’expo. Il est vrai qu’avec les années, et la nécessité du public spécifique auquel j’ai été confronté toute ma vie professionnelle, j’ai appris à développer une vision qui n’est pas tout à fait celle des guides dans les expos.

      Bises à vous deux, et à re-bientôt j’espère 😉

      vb

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *