Née en 1930, Niki de Saint Phalle est décédée en 2002, il y a 20 ans. Jusqu’au 4 mars 2023, Les Abattoirs de Toulouse rendent hommage à l’artiste franco-américaine, en se focalisant sur la production des deux dernières décennies.
L’artiste se fait connaître dès le début des années 1960 par ses performances en direct à la télévision, intitulées Tirs. Des poches blanches remplies de divers jus et liquides colorés sont accrochées sur la toile, que l’artiste crève à coups de fusil. Les contenus sont ainsi vomis sur le tableau dans le plus grand désordre. L’artiste ne contrôle ni ne maîtrise rien, l’accident et le hasard sont la règle. Si le succès de scandale dans les milieux culturels est immédiat, les plus grands musées s’emparent aussitôt de l’événement, car ces institutions y voient un moyen d’attirer les foules éberluées de tant d’aplomb, à un moment où l’idée de performance est encore une curiosité digne des attractions de foire. La jeune femme, qui jouit d’une présence télévisuelle exceptionnelle, organise elle-même — et avec maestria — la mise en scène dans les moindres détails, comme une publicité pour un produit de luxe, comme un happening télévisuel, comme un clip de promotion.
Car la fille au fusil de chasse est également un mannequin international pour les plus grandes publications de mode; elle possède par ailleurs une personnalité indépendante, déterminée, se démarquant du déterminisme sexuel culturel. La rage de la critique de l’époque, essentiellement masculine, s’amplifie par l’absence de langue de bois d’une créatrice qui méprise les mondanités. L’establishment artistique a longtemps reproché à Niki de Saint Phalle d’être belle, intelligente, riche, rebelle, médiatique, élégante, femme d’affaire, autodidacte, people avant la lettre. Si l’on reconnaissait jusqu’il y a peu une certaine qualité à son œuvre, c’était surtout pour avoir été la femme de Jean Tinguely, donc de manière implicite son assistante. Or, tout montre qu’ils étaient époux et partenaires, toujours prêts à faire grandir la création de l’autre, positivement, sans le moindre ego.
Mais, il serait injuste de réduire Niki de Saint Phalle au seul combat féministe: elle mettra sa notoriété et sa générosité financière au service de la lutte de l’intégration des Noirs américains dans un monde dominé par les Blancs, elle soutient activement les femmes qui se battent pour leurs droits partout dans le monde, et s’engage dans la lutte contre le Sida dès la propagation du fléau au début des années 1980.
Niki de Saint Phalle préfère voir ses sculptures dans un parc ouvert au public, soumis aux bruits de la ville et aux caprices de la météo. Les corps de ses Nanas retrouvent cette prolifération indifférenciée qui ne génère pas encore de vrais organes, mais des potentialités, par exemple une rondeur de fesse qui se dirige vers le monde floral, tandis que l’enflure symétrique devient un oeil ou papillon potentiel ! Tout y est possible. L’artiste prend soin de barioler chaque sculpture sans privilégier aucune teinte, pourvu qu’elle soit intense. On comprend alors mieux la complicité qui unit Niki de Saint Phalle à Jean Tinguely, et leur connivence pas seulement amoureuse mais artistique, car leurs œuvres, bien que distinctes, se construisent à partir du socle commun de la vitalité, du hasard et du jeu, où les idées d’esthétique et de belles manières sont des aberrations bien trop culturelles.
Hon/Elle est une Nana gigantesque, couchée sur le dos, longue de vingt-huit mètres et six mètres de haut, dans laquelle on pénètre par son entrejambe, le sexe grand ouvert. Impossible de ne pas évoquer ici le viol incestueux dont Niki a été victime à l’âge de onze ans, et du climat familial violent sous les dehors les plus socialement affables. À l’époque, le thème est tabou. Tout le monde savait, personne n’a rien vu, rien entendu, rien dit, laissant la gamine seule face à son désarroi. La hantise de cette cruauté hypocrite nourrit l’œuvre de l’artiste, ce qui explique la série des Tirs. Il importe toutefois de noter que malgré l’horreur qui l’a produite, Hon/Elle est peut-être et avant tout un merveilleux moment de résilience et de récréation, pour les enfants aussi bien que pour les adultes, car, à l’intérieur, tout est prévu pour que l’on passe un bon moment en famille. Qui que l’on soit, la mise en scène, la taille et la féerie des ambiances fait que l’on y redevient petit, comme retombé dans la magie enfantine un soir de fête.
Il en va de même pour la série des Obélisques, avenants et malicieux, qui ressemblent tellement aux godemichets. Ces œuvres sont le signe d’une sexualité décomplexée et positive, apaisée enfin. Le Jardin des Tarots en Toscane, qui couvre les deux dernières décennies de créations de l’artiste, compte vingt-deux sculptures en plein air, habitables. Ces constructions rendent hommage aux deux artistes qui ont le plus impressionné Niki de Saint Phalle plus tôt dans sa vie, Gaudi et le Facteur Cheval. Voici des marginaux de la bulle artistique, comme l’auteure, avec des œuvres mal considérées à leur époque, mais qui se passent fort bien du système des musées et des galeries. Tout à leurs germinations, les créations de Niki poussent comme des champignons, vifs et bariolés, de guingois, asymétriques. Chacune des architectures-sculptures-peintures devient une grotte, à la fois préhistorique et contemporaine, dans tous les cas accueillante. Leur génitrice ne manque pas d’habiter longuement l’une d’elles, se réconciliant ainsi peu ou prou avec l’intimité de son corps abusé. Car, à l’intérieur, tout y est brisures et fragments, des débris qui renaissent et scintillent en éclats de lumières, féeriques, comme le plus brillant des diamants, où l’intérieur violenté du ventre devient éblouissements.
Niki de Saint Phalle aurait été plus que ravie de découvrir l’expo qui lui est consacrée aujourd’hui à Toulouse. L’artiste aurait-elle pu rêver mieux? La scénographie est tout simplement remarquable, car elle découle des œuvres exposées. On n’y trouve quasi aucune ligne droite, mais une succession de courbes. La couleur des murs s’adapte à la vivacité colorée des pièces exposées, et l’éclairage, particulièrement soigné, est pensé et réalisé de manière telle que l’on pourrait se croire enveloppé dans une présentation immersive. La magie du sapin recouvert de guirlandes lumineuses clignotantes n’est pas loin. La féérie envahit l’espace, comme les lumières des sphères mobiles composées de miroirs que l’on trouve dans les discothèques ou les jeux de lumière sur les bâtiments publics en cette période de fin d’année. Et pour cause, maints objets exposés sont recouverts des brisures irrégulières de réflecteurs. Encore fallait-il réussir à les mettre en valeur par un éclairage judicieux. Voici une exposition comme on aimerait en voir plus souvent, car elle ne se contente pas de présenter les œuvres de manière statique, dans un environnement neutre et tristounet, mais elle se conçoit comme un spectacle, résolument contemporain, émanant de la logique des œuvres, et qui communique et amplifie la démarche de l’artiste.
Niki de Saint Phalle: les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse
76 Allées Charles de Fitte, 31300 Toulouse
Du 7 octobre 2022 au 5 mars 2023
Du mercredi au dimanche de 12 à 18h
Nocturne le jeudi jusqu’à 20h hors vacances scolaires
https://www.lesabattoirs.org/Expositions/niki-de-saint-phalle/
3 réponses à “Niki de Saint Phalle aux Abattoirs !”
On a l’pression d’être dans la (vraie) féerie de Noël, pas celle des marchés mais des jardins d’hiver qui s’ouvrent à une gourmandise tout azimut totalement débridée. Pas de frontières, ni aucun frein ni autocensure, dans une jubilation graphique avec un mixte de sculpture, de théâtre, de happening, dans une explosion des sens, un spectacle libérateur, provoquant et chaleureux à la fois. D’autres qu’elle furent brisées dans leur enfance et tentèrent d’un sortir mais sans vaincre les ombres d’un passé trop encombrant et même un prix Nobel ne suffit pas. ( Dylan, Ernaux) Mais ici la noirceur se transforme en feu d’ d’artifice. Il y a du Delphine de Saxe-Cobourg dans cette oeuvre où les couleurs, volumes et formes deviennent autant de soleils après l’orage.
Oui, cette résilience est exceptionnelle. Faire une oeuvre généreuse à partir de débris: quelle leçon! il faut se rendre compte aussi que les instances officielles ont toujours snobé Niki de Saint Phalle, la considérant comme une opportuniste de salon. Lorsque j’étais étudiant à Saint_luc, Folon et Saint-Phalle étaient tabou. Pas un mot. Ils n’existaient tout simplement pas. Pourquoi?
Salut Xavier. Merci de ton commentaire. Tout comme il faut rendre à César ce qui est à César, je rends à Delphine de Saxe-Cobourg ce qui lui appartient: c’est en réfléchissant à son oeuvre, que j’ai pensé à Niki de Saint Phalle, et que j’en ai capté la dimension tragique transformée en générosité de formes et de couleurs. La prouesse n’est pas courante. Bien entendu, il reste à évaluer la qualité des deux oeuvres, ce qui est une autre paire de manches;