Olivier Grenson: Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme


Cette citation apocryphe du chimiste Antoine Lavoisier, en 1789, convient parfaitement à la dernière BD d’Olivier Grenson: Le Partage des Mondes. Mary est une enfant perdue au cœur du Blitz de Londres en 1940, et croise la route d’Isaac. Le vieil homme aide la petite à oublier la violence en lui racontant une histoire. Tout commence par une incompréhension: ‘C’est une petite graine… tu voudrais qu’on la plante là-haut?’ dit Isaac, en pensant ‘Là-haut, hors de l’abri souterrain’. À quoi la gamine répond ‘Oui… dans les nuages’. Cette méprise marque le premier pas d’une fiction qui ne trouve sa formulation qu’à la fin du récit: ‘La puissance de l’imaginaire et la magie des rêves nous permettent de créer des liens éternels et suscitent le partage entre tous’.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.3 © Grenson / Le Lombard

Entretemps, le récit aura alterné la fiction toujours plus belle, avec la vie qui s’éteint dans les entrailles du métro de Londres, écrasé sous les bombes. On y vit déjà comme dans l’apprentissage de l’éternité de la tombe. Le scénario se découpe ainsi en une succession de longues séquences où il ne se passe rien, ou presque, dans l’attente de la fin de l’alerte, et des moments de récit où l’espoir émerge peu à peu. Cette lecture au premier degré se double du savoir d’Isaac, qui fut jardinier autrefois, quand il explique que la mort d’un arbre et son pourrissement se transforment en nutriments indispensables à de nouvelles formes de vies. On ne meurt jamais, car les poussières d’étoiles que nous sommes génèrent de nouvelles vies, toujours autres. L’humain, comme l’animal, comme le végétal qui devient humus, quitte son individualité temporaire afin de se réincarner ça et là. Ses atomes ont d’abord été les éléments d’une autre construction, puis se recyclent sous d’autres formes. Si les plus belles choses ont une fin — les plus moches aussi — elles ne cessent de renaître d’une autre façon. Mais tout ceci nécessite du temps, beaucoup de temps selon l’échelle humaine que la civilisation de la consommation habitue à la vitesse et à l’immédiateté. Or, ce n’est pas ainsi que fonctionne la vie depuis son apparition sur Terre il y a des milliards d’années.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.10 © Grenson / Le Lombard

La durée est un des ingrédients indispensables à la décomposition du vivant et la transformation de ses composants en organismes neufs, aussi Le Partage des Mondes prend son temps. Il nécessite 240 pages pour mener le processus à bien. Le scénario d’Olivier Grenson rappelle aussi qu’il n’est pas un documentaire en quête d’exactitude, mais une fiction. L’intuition qui motive ce conte postule que l’opposition entre la vie et la mort n’a pas lieu d’être, puisque la mort est un processus naturel nécessaire, une étape du recyclage incessant qui s’appelle la vie. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.48 © Grenson / Le Lombard

En modifiant les noms propres des êtres et des choses, par exemple celui de son nounours, ce qu’elle a de plus cher au monde et sa seule liaison affective durable, Mary raconte déjà l’inéluctable de ces incarnations temporaires. Cela commence avec la plaque d’identification individuelle. Incomplète, elle donne des informations tronquées et donc inexactes. Mary se transforme en Lila. En devenant Rebecca, Jonas pose la question du changement de genre; Scotland Yard devient Yandlar; et Isaac se change en Zac. Mary ou Marie, Isaac, Jonas, Rebecca: l’idéologie religieuse fait-elle partie de ce conte? Ceci est peut-être normal étant donné l’idée de réincarnation. Dès l’Égypte des pharaons — et peut-être depuis les débuts de l’humanité — la promesse de vie éternelle motive les humains.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.51 © Grenson / Le Lombard

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.61 © Grenson / Le Lombard

Quelques autres grandes questions parmi celles qui turlupinent l’esprit humain nourrissent ce conte. Ainsi la préoccupation écologique qui ancre le récit à la fois dans le mythe et dans l’actualité. En effet, comme aujourd’hui, les humains du royaume de Rebecca exploitent et consomment leurs ressources sans vergogne, sans se soucier du fait qu’elles ne sont pas inépuisables. Leur insouciance amènera leur perte. Malgré tout, bien que désabusée quant à la sagesse de ses contemporains, la princesse trouve la solution en plantant sa petite graine au plus profond du ventre végétal, siège de l’œuf primordial, et d’où jailliront des milliers de nouvelles vies. Ainsi Peter Pan, moins parce qu’il refuse de grandir que parce qu’il représente l’antique dieu grec Pan, jeune dieu de la fertilité. Ainsi la tentative de négation des Anglais par les nazis, exactement comme le pouvoir russe actuel souhaite anéantir la nation ukrainienne aujourd’hui. Ceci rappelle combien un conte se trouve au carrefour des sciences humaines, comme la sociologie, la psychanalyse, l’histoire, la psychologie, l’anthropologie, la sémiologie, etc.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.139 © Grenson / Le Lombard

Isaac a d’abord improvisé son récit, avant que Mary ne le traduise en images. ‘Cette histoire a été faite pour que je la dessine’ s’exclame Mary. On sait que la relation du scénario au graphisme est l’essence même de la BD depuis ses débuts, puisque Rodolphe Töpffer, le fondateur du genre, constatait déjà que ‘Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure; les textes, sans les dessins, ne signifieraient rien.’ L’héritage légué par Isaac à Mary tient en une boîte remplie de livres, qui tous l’ont guidée dans l’invention de son histoire, ce qui indique qu’un auteur ne crée pas à partir de rien, ni Töpffer, ni Grenson, ni Isaac. On retrouve ici l’idée de recyclage créatif sous-jacent, aux nombreuses références plus ou moins explicites, et la reconnaissance de l’auteur à Wangari Muta Maathai et Julia Butterfly Hill, Lewis Carroll, A. A. Milne et Isao Takahata.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.231 © Grenson / Le Lombard

Il en va de même pour le dessin puisque ce récit réactualise la plupart des styles graphiques du passé. Olivier Grenson revient même sur la séculaire ‘querelle du coloris’ des derniers siècles. Dessiner ou colorier? Soumettre la couleur au dessin préalable en noir et blanc ou faire comme les Impressionnistes? L’auteur étale la panoplie des possibles, en se servant de l’histoire de l’art classique comme d’un terreau nutritif qui se réinvente en de nouveaux organismes graphiques. La matérialité des outils et des supports génère déjà les contenus, comme le ferait un parfum visuel à l’insu du lecteur. La mine de plomb se réserve les moments sombres comme les images de l’automne 1940 sentent la poussière et les gravats, tandis que la résolution heureuse du récit au printemps 1956 fleure l’air de la campagne, transparent comme un lavis.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.194 © Grenson / Le Lombard

Il est significatif que Mary réalise sa première image en dessinant aux crayons colorés, et que cette esquisse s’épanouit en feuillage aquarellé, tandis que le tronc reste un cerne noir. Plus tard, lorsqu’elle montre ses esquisses à Isaac, il s’agit de couleurs quasi sans dessin. La lecture de Le Partage des Mondes se réalise sur deux plans, simultanés et parallèles: on assiste à la création de L’arbre aux mille couleurs par Isaac et Mary, tandis qu’Olivier Grenson renonce à sa virtuosité du dessin en noir et blanc, aux planches colorées après coup, afin de goûter directement aux merveilles du monde en couleurs, comme un enfant se gourmande de sucres d’orge.

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes, 2024, p.240 © Grenson / Le Lombard

Olivier Grenson, planches originales
Galerie Champaka
Rue Ernest Allard, 27
1000 Bruxelles
Du 23.05 au 15.06.2024
Jeudi et vendredi de 13.30 à 18.30h
Samedi de 11.30 à 18h
https://www.galeriechampaka.com

Olivier Grenson, Le Partage des Mondes
Éditions Le Lombard
D/2024/0086/0970
ISBN 9782808211925
25,90€
www.lelombard.com

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Une réponse à “Olivier Grenson: Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”

  1. Tous ces corps entassés dans le métro devenu abri font songer aussi aux catacombes, avec leurs linceuls :cet ouvrage, qui part d’un conte enfantin pour déboucher sur la Création va d’emblée au cœur du mystère qu’est le (ou les) passages du vivant à la mort via une nouvelle création en spirale qui n’en finit d pas de nous entraîner vers les sommets de la philosophie : un processus de destruction contiendrait-il donc potentiellement une souche d’éternité? A quelle fin? La nature doit-elle détruite par vagues pour assurer son maintien, sa « productivité », comme un champ doit-être labouré pour mieux accueillir la prochaine saison? Les cendres, y compris les nôtres, pas plus sacrées que toutes les autres, deviennent-elles humus? Vie et mort seraient dès lors soudés en une sorte de triumvirat: ni remords ni regrets mais une respiration cosmique, ontologique, en un souffle permanent. Thème époustouflant avec un style paradoxalement épuré, poétique davantage que pathétique, et surtout sans emphase ni pleurnicheries :bravo l’artiste!

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