
On the Road — Sur la Route — est probablement le roman le plus connu de Jack Kerouac, publié en 1957, il y a près de 70 ans. Il a tant marqué les esprits qu’aujourd’hui encore il porte une charge mythique, affective, qui traverse les générations et s’incarne dans plusieurs médias, dont le livre, le cinéma, la chanson. Le récit est simple: de 1947 à 1950, un jeune gars un peu paumé, vaguement écrivain, aspire à la liberté et, avec des amis, ils traversent plusieurs fois les États-Unis en voiture, d’ouest en est et du nord au sud. Ils recherchent une vie intense, différente, faite de découvertes et d’expériences. leurs errances nomades et désabusées en font l’archétype de l’idéal insaisissable.

Le roman anticipe ce que sera la Beat generation, qui apparaît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit le mode de vie d’une partie de la jeunesse des années 1960, avec ses valeurs qui contredisent la société américaine d’abondance, de consommation, aliénée au dieu dollar et engoncée dans le puritanisme et ses certitudes. Cette génération engendrera l’opposition à la guerre au Vietnam, le mouvement hippie, les grands festivals musicaux, jusqu’à mai 1968 en France, et de là une manière nouvelle et durable d’envisager l’œuvre d’art, quel qu’en soit le domaine.

Très loin de la tradition de l’écrivain prisonnier de sa table de travail, Jack Kerouac a rédigé son livre en trois semaines seulement, quasiment d’un seul jet, sans paragraphes, ni de retours à la ligne ou de chapitres, refusant les retouches que pourrait inspirer une seconde lecture. Il rejoint ainsi le jazz bebop que l’auteur appréciait hautement, et qui se joue en solos improvisés. L’ensemble du texte original se présente sur des feuillets collés bout à bout, jusqu’à atteindre plus de 36 mètres de long — à l’image de la route! Il a fallu six années de travail opiniâtre de l’auteur avant qu’un éditeur ait le culot de publier ce manuscrit trois fois impubliable. D’une part, l’Amérique est alors en plein maccarthysme; d’autre part les contenus font l’éloge des mauvais garçons, marginaux accrocs au sexe et à la drogue entre autres. Enfin le formatage inédit de ce livre-objet le rend compliqué à traduire dans une forme publiable auprès du grand public.

Dans le champ musical, 25 années plus tard environ, en 1980, Willie Nelson propose On the Road Again. La musique Country classic et les paroles — qui semblent un peu guimauve aujourd’hui — ne retiennent que le plaisir de faire de la musique entre amis, au hasard des routes, dans un monde avenant pour autant que l’on n’exige pas la lune. En 1988, Bernard Lavilliers chante sa propre version d’ancien taulard qui a refusé de porter les armes. Il y parle de jeunes bandits insolents et drôles, qui seront bientôt pendus, ce qui n’est pas très éloigné du désabusement propre à Jack Kerouac. Lavilliers touche à l’universel de la condition artistique lorsqu’il affirme avec cette chanson populaire que ‘dans les blés murs, il y a des fleurs sauvages.’

Cette métaphore des fleurs sauvages parmi les blés murs reconnaît facilement le statut accordé à l’artiste contemporain. Son travail est d’abord une curiosité, différente, souvent un peu provocatrice. À moins que les arts liés aux nouvelles technologies — on pense au multimédia, à l’Intelligence Artificielle, aux environnements immersifs — ne deviennent la marque de fabrique de notre époque. Là, toutefois, on s’éloigne du propos des illustrateurs qui inventent leur propre monde à partir de moyens simples, par exemple une plume d’acier ou un pinceau, de l’encre noire et un papier blanc .

C’est un des intérêts de l’exposition de ce jour, car elle présente une grande diversité de combinaisons entre les outils, les supports et les pigments… ce qui est déjà le cas de l’art préhistorique. Pour le pédagogue, il s’agit de mettre des mots sur les combinaisons spécifiques d’une époque, et par là définir un moment des cultures humaines, leurs valeurs, leurs croyances, le miroir de leur pensée à travers les âges et les civilisations. Trouver le dénominateur commun des images suspendues aux cimaises de ce jour reviendrait à cerner ce qui nous distingue de nos prédécesseurs, et des cultures actives en d’autres temps, sous d’autres cieux.
Si les 40 artistes présentés ici exposent autant de mondes personnels, il est passionnant d’observer la diversité des approches Tout y passe, des images manifestement tirées de documents photographiques, jusqu’aux mondes imaginaires les plus déjantés, les images sérieuses et les traits d’humour, les documents évidents de ressemblances et les rêveries éthérées, les mondes glacés et la chaleur communicationnelle, les mondes bavards et ceux qui se taisent. Ce qui est vrai des contenus l’est tout autant des médiums utilisés, le pastel, l’aquarelle, l’huile, le coloriage, la plume et l’encre noire, des matières plus ou moins affirmées, les mélanges et l’intrusion de matériaux peu traditionnels ou utilisés à contre-sens, des traces d’effectuation plus ou moins visibles, la carte graphique et l’ordinateur, etc. Ce florilège des possibles devient une merveille de questionnement pour qui souhaite s’initier à la fabrication et au langage des images contemporaines.

Parmi la quasi infinité de ces possibles, épinglons la reprise par Ever Meulen de Western Motel, peinture de Hopper réalisée en 1957. Elle montre comment deux images semblables peuvent revêtir des sens opposés. Chez Hopper la solitude d’un monde déraciné domine, tandis que l’interprétation d’Ever Meulen indique la voiture devenant un animal de compagnie, comme un chien dressé sur ses pattes arrière et qui souhaiterait s’inviter dans l’intimité de ses maîtres. À l’arrière-plan, le paysage devient un immense canapé extérieur, tandis que le logo de l’Oldsmobile verte symbolise la planète, et que l’emblème en front du capot incarne un avion de chasse futuriste, symbole de la croyance dans le progrès.

Avec 9 Peintures Minutes — dont les trois ci-dessus — David Merveille propose la visualisation d’un parcours. Écoutons l’auteur:
‘Départ vendredi après l’école, destination Chièvres.
Environ 60 km.
5 passagers dans la Coccinelle, 3 garçons serrés à l’arrière et les parents devant.
Retour dimanche, fin d’après-midi, la veille du retour à l’école.
Aujourd’hui, je refais le même trajet.
Toujours 60 km.
Je vais voir ma mère.
La maison de campagne est devenue son domicile.
Le paysage, lui, n’a pas trop changé.’

On the road again
Huberty & Breyne
Place du Châtelain, 33 — 1050 Bruxelles
Du 20.06 au 19.07.2025
Du mercredi au samedi de 11 à 18hrs
https://hubertybreyne.com/fr/expositions/presentation/950/on-the-road-again
www.caracascom.com
Une réponse à “On the road again”
Ever Meulen et David merveille sont les plus graphiquement saisissants et poétiques car en phase complète avec l’oeuvre de Kerouac : d’une part l’évasion avec sa liberté sauvage et romantique, mais aussi une sorte d’errance propre à l’époque, coincée douloureusement, sur fond de guerre du Vietnam, entre la commercialisation américaine mercantile à outrance, exhibitionniste et narcissique ( ah ces grosses bagnoles U.S.!) et le rêve d’horizons dégagés des mêmes obsessions financières, hors de la conformité sociale raide et conformiste, conservatrice et arrogante…Contraste étrangement créatif! C’est l’esprit de Woodstock qui est déjà anticipé dans « On the road », avec la dissidence des chemins contestataires, la désobéissance civile, l’antimilitarisme. Lors du festival, toutes les routes menant à Bethel (lieu du site près de New York)furent bloquées, c’était à la fois un paradis et une « desaster area » selon la police car les organisateurs s’attendaient a 30.000 personnes et ils furent près de 400.000…Mais quel moment de créativité, d’audace, de jouissance! Le rêve est éteint depuis longtemps et logiquement cette génération est en train de disparaître, mais la musique et le images restent. Et ce sont de beaux restes.. L’art est souvent nimbé d’une douce nostalgie…et en même temps il est éternel.