Oups, la gaffe!


Delaf, d’après Franquin, Le retour de Lagaffe © éditions Dupuis 

La sortie d’un nouveau Gaston ranime un vieux débat: la loi du profit versus le droit moral. Selon les éditions Dupuis, une convention signée par le dessinateur lui permet de toucher le jackpot en tirant sur la ficelle commerciale, tandis que les ayant-droits évoquent le désir d’un auteur de ne pas voir son oeuvre prolongée par d’autres. La Justice a tranché, non sans quelques rebondissements dans la saga. À quelques encablures des fêtes de fin d’année, le grand public sera ravi d’une nouveauté qui sent bon la nostalgie heureuse, tandis que les puristes auront raison de dire que l’esprit d’un héros n’est guère transférable de son concepteur à un suiveur, quelle que soit l’excellence de ce dernier.

Rétrospectivement, il est comique de constater l’aptitude de Gaston Lagaffe à faire échouer un contrat. Presque tous les cas de figure ont été envisagés par André Franquin, même et surtout les plus imprévisibles. On songe à la malédiction qui frappe Monsieur De Mesmaeker. Au point que l’on s’amuse moins de la chute, attendue, que de la manière dont elle se réinvente gag après gag. Voilà qui nécessite de la suite dans les idées (pas encore noires, quoique…) de la part d’un auteur réputé pour s’ennuyer très vite de la moindre resucée! Cette affaire de contrat obsède le dessinateur, depuis qu’il a reçu en héritage de Jijé les personnages de Spirou et de Fantasio, avec la mission de les faire grandir dans le droit chemin, et gérer en bon père de famille leur carrière d’aventuriers. Tel un bon et humble saint Joseph, Franquin s’acquitte de cette tâche. Le succès est au rendez-vous, au point qu’en 1955 un conflit oppose l’auteur à Dupuis, son éditeur. En effet, celui-ci ne respecte pas les termes du contrat concernant les droits sur les albums. Franquin réagit en proposant à la concurrence, les éditions du Lombard, une création originale: Modeste et Pompon.

Les contrats, un caillou dans la chaussure d’André Franquin

Ce nouveau contrat en guise de coup de canif sera résilié de commun accord après quelques années. Si Franquin en tire des leçons quant à la gestion de sa carrière, il apprend une chose bien plus essentielle: il est capable d’enfanter et d’élever ses propres personnages, ses propres enfants imaginaires. En 1957, au même moment, Le nid des Marsupilamis raconte une initiation à la paternité autant sur papier que dans la vie réelle, puisque ce récit se déroule en parallèle à celui de la prochaine naissance d’Isabelle. Toutefois, Le nid des Marsupilamis reste Une Aventure de Spirou et Fantasio, ce qui agace André Franquin qui souhaite se débarrasser du fardeau que représentent ces héros auxquels il n’a pas donné vie, même si on sent que Fantasio, gaffeur impénitent, recèle du potentiel comique pour voler la vedette au sérieux Spirou. Mais Franquin n’ose pas. Aussi, la même année 1957, il invente Gaston Lagaffe, qui prend le contre-pied de ses trop vertueux frères adoptifs. Mais la saga n’est pas terminée puisque peu après, Dupuis signale à Franquin qu’un contrat lui interdit l’utilisation de Spirou et Fantasio dans les gags de Gaston. Franquin sera donc contraint d’improviser Prunelle.

Ce détour par la popote qui lie l’auteur à ses éditeurs pourrait-il avoir servi de détonateur à un créateur en plein tourment de contrats signés, réprouvés, écourtés, mais qui vont jusqu’à déterminer l’objet de ses créations? La coïncidence des dates est troublante. Si l’intuition est juste, elle montre la capacité d’André Franquin à transformer les ennuis qui assombrissent sa vie quotidienne en rigolade, autant qu’à sujet de réflexion grave. Aujourd’hui, près de septante ans après, du fond de sa tombe, le père de Gaston Lagaffe semble avoir inventé un ultime gag. Il se déroule sous nos yeux.

Le retour de Lagaffe, Delaf, d’après Franquin © éditions Dupuis
En libraire dès le 23 novembre 2023

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8 réponses à “Oups, la gaffe!”

    • Bonjour Michel,

      Un jeu immoral, certes. Mais un jeu qui rapporte gros. Et l’on sait que le profit n’a rien à voir avec la morale. Cela étant dit, rien ni personne — sinon l’argent — n’obligeait Franquin à signer ce contrat autorisant l’éditeur à poursuivre la série. Ne semble-t-il pas un peu facile d’autoriser une chose puis s’y opposer ?

      D’autre part, La série Spirou et Fantasio a été reprise par de nouveaux auteurs sous le titre Une Aventure de Spirou et Fantasio par…, je pense notamment à Schwartz et Yann,Tarrin et Yann, Emile Bravo, Frank Le Gall, Yoann et Vehlmann, les premiers à s’y être collés. C’est une réussite incontestable. Et j’évoquerai à peine le travail exceptionnel réalisé par Emile Bravo avec L’Espoir malgré tout. Frank Pé a aussi réussi un coup de maître avec les deux volumes de La Bête, sans compter La Lumière de Bornéo en duo avec Zidrou. Tout cela montre que l’on peut reprendre une série et lui donner un souffle neuf, et que l’on peut concilier l’oeuvre et le profit.

  1. Il est dommage que Tintin n’ait pas pu poursuivre aussi son existence, j’entends par là continuer son parcours avec des dessinateurs talentueux qui auraient fait des étincelles à leur manière, n’en doutons pas. Avec un personnage aussi mythique que Gaston, soit celui qui m’a fait le plus rire au point que je me suis parfois retrouvé non loin du service des urgences hospitalières tant ma rate se dilatait et que mes convulsions nerveuses d’un rire impossible à maîtriser provoquèrent parfois un étouffement insurmontable, ce serait chouette! Et je suis preneur, car oui: on peut mourir de rire. La belle affaire donc ! De plus, au-delà de l’humour, Gaston a anticipé plein de choses actuelles: les bureaux de notre époque sont devenus ludiques désormais, du moins dans la mesure où certaines compagnies ont compris que travailler dans la joie dans une ambiance ludique est un facteur de productivité! Que trouveras-t-il encore? Il est dommage que Gaston a pris sa retraite avant le numérique et le totalitarisme informatique, mais voilà donc de quoi nourrir la suite. Et puis quoi encore? Vivre c’est anticiper, et c’est là qu’on peut se demander si Gaston pourrait nous offrir une seconde carrière après d’aussi longues vacances.. Ce ne sera donc fatalement plus la même chose, car les temps changent et nous aussi, et notre rapport à la société tout autant. Gaston avait quelque chose de miraculeux , car il était plusieurs personnages à la fois. Paresseux mais actif, gaffeur mais inventeur, indolent mais enthousiaste, agaçant mais tendre, véritable écolo avant l’heure, humaniste mais lucide sur la condition humaine, au point d’avoir un empathie totale envers les animaux ( il était pareil au paresseux, dans une case idoine!) et sa productivité, si elle était assez faible, signifiait que la meilleure chose à produire c’est le rêve.
    La magie fonctionnera-t-elle encore? Pour ceux qui sont dans le regret et la nostalgie, sans doute pas. Pour les autres, il y aura peut-être de belles surprises. La patte du repreneur est assez époustouflante en tout cas. Seras-ce suffisant? On aura vite la réponse. Une chose est sûre: derrière Gaston, il y avait un philosophe. Le retrouver sera le principal défi.

    • Hello Xavier,

      Merci de ton commentaire qui est une lecture de Gaston dans son ensemble. On peut rêver de ce que Franquin aurait imaginé dans le monde d’aujourd’hui, bien différent — comme tu le notes — de celui de l’époque où il dessinait Gaston. Donc oui, Gaston, ou son équivalent à inventer, serait une bonne idée. Le problème, est que son auteur devrait cumuler les intuitions de Franquin à sa manière de mettre un gag en images. Ce challengea est-il possible?

      Quant à Tintin, tu sais que j’ai longtemps rêvé d’un Tintin repris par Moebius, par Tardi, par Boucq, par Olivier Grenson ou Frank Pé, par Romain Renard, par Christophe Blain, Marc-Antoine Mathieu, Hislaire, Nicolas de Crécy… Il aurait été fantastique de confier un « one shot » à chacun de ces auteurs. De même, on aurait pu demander à Bob De Moor, ou Jacques Martin un Tintin original, à leur sauce. Que d’occasions ratées!

  2. Cher Vincent,
    Merci pour ces infos intéressantes sur le génial Franquin.
    Quant à cette tentative de reprise, je trouve toujours pathétique
    – d’une part, de manquer d’imagination au point d’être incapable de créer et donc d’être obligé de reprendre une idée de quelqu’un d’autre
    – d’autre part, de ne pas avoir la modestie de reconnaître que « n’est pas un génie qui veut », et donc d’avouer sa propre incompétence quant à la reprise d’une idée bien trop élevée pour soi
    – enfin, de sacrifier tout, même un personnage emblématique de la bande dessinée mondiale, sur l’autel du dieu ARGENT.
    Vraiment, qui oserait peindre une suite au plafond de Michel-Ange, qui oserait écrire la suite de Montecristo, des 3 Mousquetaires, du Temps perdu, de l’Iliade, on peut donc « n’importe quoi » dans l’espoir de rapporter du FRIC ?
    Tu évoques la possibilité de « donner un souffle neuf » ? A Gaston ? Un personnage peaufiné avec un soin que le perfectionnisme de Franquin a rendu irrésistible ? Franchement, Vincent, tu n’y crois pas, non ?
    As-tu vu la lourdeur de cette pâle parodie ? C’est indigne, tout simplement.

    • Hello Patrick,

      Je crois sincèrement qu’il y a nombre d’auteurs de qualité (voir mes réponses à Michel Oleffe et Xavier Zeegers) qui auraient pu reprendre Gaston, ou Tintin. Les suites données à Spirou et Fantasio parmi lesquelles il y a quelques quelques productions de premier plan le montrent. Il ne faut évidemment pas — et c’est l’erreur assez grossière selon moi — que l’éditeur et/ou les ayant-droits exigent une continuité qui ferait « comme si » c’était Franquin ou Hergé. Si l’on accepte une nouvelle création qui est une oeuvre d’auteur, différente, et non un plagiat, alors, oui, il est possible de concilier création, qualité, et business. Ne crois-tu pas?

  3. Dupuis détenant les droits sur les enfants de papier de André Franquin, les ayants-droit de celui-ci seront toujours perdants dans la lecture des contrats. Il faut en prendre son parti. Ceci étant posé, relisons avec gourmandise les albums de Spirou et de Gaston nés sous le crayon génial de Franquin. La lecture de ces albums nous rend tellement heureux. Ils foisonnent de créativité, de gags, d’humour, de VIE.Ey feuilletons les albums »d’après »Franquin. Certains nous plairont, que ce soit sur le plan graphique ou de celui du scénario, d’autres ( pour les ex-branchés dont je suis ) nous tomberont des mains.En effet – et c’est vrai en tous les domaines – la copie ne vaudra jamais l’original!

  4. Hello Jean-Pierre,

    Merci de ton commentaire. C’est bien pour cela qu’il ne faut pas faire de la copie, mais imaginer et réussir autre chose. Il faut se souvenir du désarroi à la mort de Raphaël que l’on pensait un Prince de la peinture: comment lui survivre, car jamais on ne pourra faire aussi bien? Et donc les plus créatifs ont tout simplement cherché autre chose. Cela a pris du temps, sachant que dans la vie créatrice l’échec est normal, tandis que la réussite est l’exception (ceci reste à méditer). Mais on y est parvenu, parce que entre temps, l’environnement culturel avait changé, qui appelait un autre type d’oeuvre.

    Amitiés 😉

    vb

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