Les pictogrammes des Jeux Olympiques 2024 à Paris font polémique. On leur reproche de déroger aux habitudes visuelles convenues et au consensus culturel en place depuis des décennies. Pour rappel, un pictogramme est une représentation graphique simplifiée, schématique, ayant fonction de signe. On en trouve déjà à l’époque néolithique, l’âge de la pierre polie, au Proche Orient, dans le Croissant fertile, à partir de —9000 avant notre ère. Les premières écritures composées de signes abstraits y trouvent leurs ébauches. Le succès du pictogramme s’explique parce qu’une petite image remplace efficacement de longs développements écrits ou verbaux, lisibles seulement par celles et ceux qui parlent la langue utilisée. Aujourd’hui, outre les pictogrammes peu courants connus des seuls spécialistes, leur efficience internationale actuelle recouvre un vaste ensemble de domaines, par exemple la signalisation routière, les symboles d’entrée et de sortie, l’accessibilité aux moins valides, les produits dangereux, les signalisations relatives à la santé, aux précautions, à la sécurité… et les sports. Le rôle du pictogramme sportif et olympique est de visualiser en un coup d’oeil ce qui caractérise l’athlétisme, ou le cyclisme, l’aviron, le football, ou la natation par exemple.
Contrairement à une idée répandue, Pierre de Coubertin, le fondateur du CIO (Comité International Olympique) en 1894, n’a pas imaginé les Jeux Olympiques modernes comme il aurait tiré un lapin de son chapeau. Le projet se dessine pendant un siècle, dès la fin du 18e siècle avec la découverte des ruines antiques du site sacré d’Olympie en 1766, et s’alimente ensuite par des considérations terre-à-terre, comme la volonté des gouvernements de favoriser une meilleure condition physique de la jeunesse afin d’en faire de meilleurs soldats. Pierre de Coubertin est animé par un idéal d’interactions culturelles et de promotion de valeurs éducatives et universelles, mais il ne faut pas oublier que le baron de Coubertin souhaite avant tout raviver la tradition des joutes chevaleresques médiévales. Voilà pourquoi il réserve les Jeux aux mâles de race blanche et place le fair-play et l’amateurisme des gentlemen parmi ses priorités. Toutefois, le CIO désavoue très vite Pierre de Coubertin, et quelques épreuves réservées aux femmes s’établissent dès la seconde Olympiade, à Paris en 1900, qui est également la date de la première médaille remportée par un athlète de couleur. Toutefois, les Jeux de Paris en 1900 — qu’à l’époque on nomme Concours d’Exercices physiques et de Sports — se tiennent dans le cadre de l’Exposition Universelle, noyés parmi bien d’autres manifestations et perçus comme une curiosité parmi d’autres.
Les premiers pictogrammes apparaissent aux Jeux de Stockholm en 1912. Ils ne font toutefois pas partie du paysage médiatique puisque leur seul usage se fait dans le cadre du rapport officiel des Jeux. Mais les graines sont semées, et ces illustrations encore figuratives réalisées dans l’esthétique réaliste témoignent d’une volonté d’existence autonome. Il est remarquable que ces images se passent de texte, et que seul un élément de décor situe l’événement dans le contexte d’un stade en plein air. L’inscription des Jeux dans la modernité se lit par le filigrane d’ornementation typiquement Art Nouveau, le mouvement artistique international à la mode du moment. Faut-il déjà y voir la volonté d’ancrer les Jeux dans le quotidien du public? Le pourtour qui encadre chaque représentation confère une première unité graphique, exactement comme des bonbons aux saveurs différentes d’une même marque se retrouvent sous un emballage identique à quelques détails près.
L’indépendance du pictogramme en tant que genre se marque aux Jeux de Paris en 1924, avec des vignettes en noir et blanc sans nuances, rudes et synthétiques comme une image réalisée en linogravure. On va droit au but, en évacuant le décor superflu. L’évocation de la discipline sportive se fait sur un même fond toujours noir, uniforme et vertical, et unifie chaque pictogramme à l’ensemble. En devenant prépondérant par son impact visuel, ce fond noir impose l’idée d’une charte graphique commune où l’identité visuelle et la lisibilité deviennent primordiales.
Les pictogrammes deviennent indispensables au moment des J.O. de Tokyo en 1964, parce que pour la première fois les Jeux se tiennent au Japon, un pays dont la langue s’incarne dans un système radicalement différent des graphies occidentales en usage jusque-là. En effet, tous les Jeux Olympiques qui précèdent se sont tenus en Europe ou aux États-Unis, là où l’alphabet latin fait la loi. Il devient nécessaire de trouver un langage universel, compréhensible par toutes et tous, que l’on soit sportif ou spectateur lambda. Le langage graphique s’adapte aux exigences des médias mondialisés, car si les Jeux se transmettent via la télévision et en différé depuis Melbourne en 1956, les Jeux de Tokyo en 1964 sont les premiers à faire l’objet de transmissions en direct. Les pictogrammes sont tous basés sur le même principe du corps humain vu de profil, en silhouette plane noire sur fond blanc, sans tronc, et stylisé par un rond pour la tête, des bras et des jambes. Si nécessaire, il est accompagné de son équipement, un ballon par exemple. Dès qu’il le peut, le pictogramme utilise les obliques afin d’augmenter le dynamisme. Le succès est immédiat, et par leur simplicité et leur efficacité, la manière de résoudre les blancs, ces pictogrammes deviennent une inspiration reprise maintes fois par la suite.
Les Jeux qui suivent, à Mexico en 1968, prennent toutefois un tout autre parti, de trois façons. Les couleurs font leur apparition, une par discipline et en couvrant le spectre dans la douceur des tonalités. Le corps ne figure plus dans son ensemble, il est remplacé par le détail spécifique à chaque sport. Enfin, quand c’est possible, le graphisme s’inspire de l’histoire du pays hôte en incluant des éléments empruntés à la culture pré-colombienne.
Les pictogrammes réalisés pour les J.O. de Munich 1972 marquent peut-être l’aboutissement d’une longue mise au point d’un signe simplifié, lisible aux yeux d’un maximum d’êtres humains. Au point que bien des solutions ultérieures s’en inspireront plus ou moins ouvertement. Comme toujours, la clé du succès réside dans la simplicité: la matrice d’un carré quadrillé mais invisible sert de référence, à la façon d’un filet visuel où chaque pictogramme se construit sur la base d’angles de 45° ou 90°. Les silhouettes en noir et blanc se composent d’un nombre réduit de signes simplifiés, la tête, le tronc et les membres, ces derniers étant formés d’un trait d’épaisseur constante. Cette standardisation devient l’expression d’un langage mondial normalisé.
Il faut attendre Moscou en 1980, et surtout Barcelone en 1992 pour qu’apparaisse une autre manière d’envisager la question. À Moscou, on garde le schéma régulateur, mais on assouplit l’image par des courbes où le corps se dessine en une seule surface. La calligraphie s’invite à Barcelone, par l’impression ressentie que chaque silhouette s’obtiendrait en quelques coups de pinceaux, un pour la tête, deux pour les bras et deux pour les jambes, sans représentation du tronc. Tout ceci semble rendre le pictogramme plus improvisé et vivant, moins calculé — ce qui est loin d’être le cas, évidemment.
Une nouvelle idée émerge lors des J.O. de Sydney en l’an 2000. Ici, les pictogrammes se conçoivent à partir du boomerang, l’élément typique que l’on ne trouve nulle part hors d’Australie. L’arme volante rend aussi hommage à la culture indigène des Aborigènes. Graphiquement, un boomerang suffit pour évoquer les jambes, deux plus petits pour les bras, et une petite pastille ronde pour la tête. L’idée de simplicité et de lisibilité est donc sauvée. Le recours au passé est reprise lors des Jeux d’Athènes lorsque le graphisme des corps s’inspire des céramiques à figures noires sur fond jaune de l’Antiquité grecque. Poussant plus loin cette idée des vases antiques, les cadres — jusque-là toujours réguliers, carrés depuis Tokyo en 1964 — se visualisent comme s’ils étaient des fragments de poterie, brisés donc irréguliers. Rio reprend le concept en 2016 avec ces cadres inédits en forme de galets qui évoquent la particularité des paysages entourant la ville de Rio. Les Jeux de Pékin en 2008 proposent des pictogrammes inspirés eux aussi de l’antique culture chinoise, en évoquant les sceaux plus que millénaires, avec leurs contours incertains et le graphisme des corps inspiré de la calligraphie traditionnelle. Ainsi, l’ensemble formé par les pictogrammes produits lors des Jeux de Sydney, d’Athènes, de Pékin, et de Rio gardent les acquis de lisibilité, et l’augmentent d’un hommage culturel aux lieux qui accueillent les Jeux.
C’est nantis de ces informations que les concepteurs en charge de la visualisation des J.O. de Paris en cette année 2024 relèvent un des challenges du cahier des charges: se distinguer des productions précédentes. Au final, cela donne des images qui abandonnent le corps humain du sportif en action au profit des objets particuliers, ainsi qu’au lieu spécifique de chaque pratique. Cette rupture majeure est sans doute pour beaucoup dans la méfiance du public devant cette gamme entièrement neuve de pictogrammes, significatifs du monde contemporain d’où l’humain est exclu. Plus radical encore est le reniement de l’esthétique de la densité visuelle. Pour la première fois depuis longtemps, ces nouveaux pictogrammes refusent l’image compacte. La condensation se remplace par une fragmentation où des éléments privilégiés cohabitent avec d’autres plus petits et volatils. Ici, masse et particule font chambre commune à l’intérieur de chaque pictogramme. Certes, la lisibilité immédiate peut perdre en vitesse de lecture, mais les organisateurs savent qu’il s’agit d’un nouveau langage, que son apprentissage prend du temps et nécessite la répétition. A priori, n’est-il pas aussi difficile de décoder le morcellement d’aujourd’hui qu’il a été compliqué de se familiariser avec le phénomène d’agrégation jadis, une révolution pour l’époque?
Les plus simples de ces blasons sont dédiés à l’haltérophilie et au tir à l’arc, et révèlent de façon évidente la structure qui régit chacun des pictogrammes: inscription dans un carré, prépondérance des diagonales, vues en miroir autant de haut en bas que de droite à gauche.
Des points, des lignes et des surfaces — éléments de base de tout graphisme — semblent distribués au hasard pour les pictogrammes dédiés à l’escalade ou au golf. Et pourtant, à bien y regarder, la structure de base reste présente même si elle se dissimule sous l’abondance des éléments hétéroclites et irréguliers.
D’autres pictogrammes jouent la carte de la mobilité, où chaque point, ligne et surface s’inscrit dans un double mouvement centripète et centrifuge, synonyme de vitesse. Et peut-être est-ce cela l’important, car cette dynamique à la fois fluide et réglée comme un ballet se construit à l’image de nos sociétés contemporaines, avec la mondialisation autant qu’avec les particularismes locaux.
Le discours vendeur des Jeux souhaite que les pictogrammes ‘représentés sous forme de blason’ soient les ‘témoins de l’ambition créative de Paris 2024’. Ces pictogrammes ‘ne sont plus de simples éléments de signalétique mais bien de véritables blasons, des signes de ralliement pour les fans de chaque sport. (…) Des étendards derrière lesquels se trouvent une discipline sportive, une fierté, des valeurs, une grande et belle famille. (…) Ils servent à orienter les spectateurs et galvaniser les foules. (…) Vous aussi, affichez votre fierté et emparez-vous de votre blason!’ Comme dans tout discours publicitaire, une idée sous-tend cette rhétorique: l’adhésion. Et c’est bien là le problème, car si un blason émet un signe identitaire, il renvoie aussi à un emblème de l’aristocratie, du pouvoir d’en haut. Certains mots ont ainsi le don de faire resurgir la hiérarchie entre les maîtres et les asservis. Au pays des Gilets jaunes (cet étendard des manants), de Louis XVI, de Liberté-Égalité-Fraternité, cette idée passe plutôt mal dans certains milieux. Les pictogrammes des Jeux de Paris en 2024, fussent-ils modernes et innovants, fruits du design contemporain, audacieux, sont avant tout victimes des mots choisis pour les justifier.
Jeux Olympiques de Paris 2024
Du 26 juillet au 11 août 2024
https://olympics.com/fr/paris-2024/les-jeux/jeux-olympiques-et-paralympiques/jeux-olympiques
2 réponses à “Paris olympique”
Excellent éventail historique des logos des diverses compétitions (trente-trois Jeux à ce jour) qui démontre une évidente et très intéressante évolution au fil des Olympiades vers davantage de lisibilité, beauté et clarté. C’est le fameux « short, sharp, and schock » qui fait mouche optiquement et donc mentalement. Il en va de même pour les drapeaux, ces grands pictogrammes : les meilleurs sont à la fois attirants, sautant aux yeux, lumineux, et historiques, tout en étant compréhensibles. A cet égard, ce n’est pas une surprise si en terme de popularité ( et quoi qu’en disent moult palmarès divergents mais « pervertis » par le nationalisme) le vainqueur est…le drapeau Olympique, précisément, dessiné par Pierre de Coubertin; laissons-lui cette idée forte, à défaut du.. reste, dont beaucoup de choses discutables.. Le second est le canadien, dit Maple leaf, suivi de l’Américain. Viennent ensuite les…Japonais et l’Union Jack. A remarquer le poids du rouge, couleur de l’ardeur! Pour en revenir aux pictogrammes des Jeux de Paris 2024 ils sont trop complexes, voulant trop en dire. Cet excès d’explicité détruit la lisibilité. Ils sont autant de toiles d’araignées. Opinion toute personnelle..
Merci pour ce sujet d’actualité. : passionnantes variations graphiques sur le même thème. La cuvée Paris 2024 me semble effectivement assez « chargée » sur le plan visuel. Par contre, j’ai une affection particulière pour les pictos des jeux d’Athènes en 2004 : classieux et élégants avec le clin d’oeil culturel à l’époque de la Grèce antique. A l’image des sublimes tableaux vivants de la cérémonie d’ouverture :
https://www.youtube.com/watch?v=bh91qDz4xQU