On sait que l’art classique occidental vise l’œuvre exemplaire, tellement parfaite qu’elle se fige pour l’éternité. On sait aussi que le vingtième siècle, avec l’énergie de l’électricité et du pétrole, autorise désormais des vitesses et des déplacements hors de portée des capacités humaines. En 1900, la dynamique de L’Homme qui marche de Rodin cède vite la place à la représentation d’un homme faisant un grand pas en avant du futuriste Umberto Boccioni en 1913. Ces œuvres coulées dans le bronze s’effacent toutefois peu de temps après, devant les Rotoreliefs électriques de Marcel Duchamp, puis les Mobiles aléatoires d’Alexander Calder, avant que l’art cinétique déboule dans les années 1960. Dans chacune de ces démarches, l’humain s’estompe, laissant le terrain aux machines ou aux dispositifs purement optiques désincarnés.
L’œuvre de Philippe Toussaint (1949-2011) s’inscrit dans une toute autre veine, car il y ajoute une dimension sensorielle, voire sensuelle, que l’on s’apprêtait à oublier. Beaucoup parmi ces pièces sont faites pour être touchées, et requièrent un geste du visiteur afin de s’activer. Par exemple ces deux galets noirs polis à des degré divers: vous êtes invités à les faire pivoter sur leur socle de marbre. Mais, leurs poids et leurs aérodynamismes combinés à leurs textures, le fait que l’un se trouve sur une butte et l’autre dans un creux, font que la vitesse de rotation diffère, et que, comme au jeu de dés, chaque partie offre un autre résultat. Avec de telles productions, l’activité artistique s’assimile au jeu.
Le boomerang fascine Philippe Toussaint, car l’objet trace avant tout une trajectoire qui tient compte des conditions ambiantes, du métier du lanceur-artiste, et de sa connaissance de l’environnement en ce lieu et à ce moment précis. Si toute la physique du vol peut s’expliquer, elle est pratiquée intuitivement par les Aborigènes. Toutefois, pour l’artiste désireux d’en rendre compte, l’expérience du boomerang est quasi impossible à visualiser dans sa dimension sensible. Certes, on pourrait filmer des démonstrations, ou réaliser un exposé scientifique, mais comment rendre compte de l’intensité ressentie? C’est pourquoi on s’attriste devant la misère d’un boomerang inerte accroché aux cimaises par rapport à la chaleur de l’expérimentation. Pour Philippe Toussaint, le processus artistique a autant de valeur, sinon plus, que le résultat final. Toute exposition dans un musée serait un pis-aller, et à ne jamais prendre tel quel.
Ce qui est vrai pour un boomerang l’est aussi pour d’autres phénomènes, l’évaporation, la capillarité, les frottements, la circulation d’air et la déperdition des fluides, les tensions, les pressions, etc. Toutes les matières et textures peuvent faire l’objet de spéculations de la part de l’artiste, comme le cuir, le verre, l’acier, le papier, pourvu que leur normalité soit interrogée et qu’elles soient utilisées dans des fonctions surprenantes, voire contre-intuitives. Nous savons tous que l’eau peut prendre une forme liquide, gazeuse, ou solide. Les travaux présentés ici réfléchissent à la matérialité de l’objet, au détournement que l’artiste y pratique, et à la réception par le spectateur. Une simple corde comme nous en avons toutes et tous manipulé un jour peut servir de démonstration. La corde, de nature molle, se rigidifie sous l’action du plâtre. Son état initial s’altère, et les fibres végétales se métamorphosent en poteaux minéraux. Il devient alors possible de bâtir des ensembles capables de supporter des charges, ce que l’expérience et le ressenti du spectateur ont du mal à comprendre.
Ces métamorphoses font comprendre pourquoi Philippe Toussaint ne titre pas ses œuvres, puisque le titre fige, et oriente déjà la perception, ce qui est contraire à la volonté de l’artiste. Ce qui est vrai de l’eau l’est aussi du marbre, par exemple dans ces expérimentations où le sculpteur malaxe une pâte molle, blanche, au regard d’un bloc de marbre blanc, jusqu’à ce que survienne la confusion perceptive entre les deux matières. Une autre solution serait l’empreinte, par exemple une fleur de tournesol, qui offre l’avantage de présenter un graphisme visuel propre aux fractales, donc intrigant. La fragilité de la plante se transforme ainsi en fossile, dont on sait que le témoignage traverse les millénaires même comptabilisés en centaines ou en millions d’années, et sujet à bien des rêveries. Ces œuvres activent l’imagination, comme Callirrhoé fait rêvasser quand on sait que la fille du sculpteur de la Grèce antique Dibutades, toute à son désir de conserver la trace de son amant appelé à la guerre, trace l’ombre du profil de son aimé sur le mur devant lequel ils font leurs adieux. Ce fut, dit la mythologie, l’invention du dessin.
Comment une émotion peut-elle être traduite à destination du public? Le hasard d’un chevreuil écrasé sur la route donne à l’artiste l’occasion de relever le défi. La peau séchée, cabossée et aux contours irréguliers de l’animal devient le support d’une peinture, au même titre que jadis la toile sur le chevalet. Philippe Toussaint y reproduit la géométrie complexe, plane et carrée d’un mandala, évocation de la culture indienne et de l’Asie, entourée du Cantique de Frère Soleil de Saint François d’Assise traduit dans une typographie d’époque. D’autres symboles s’ajoutent, évoquant les cultures de peuplades lointaines ou depuis longtemps disparues, aussi bien que des figures chrétiennes, ou L’Homme de Vitruve, qui représentent les proportions idéales de l’être humain selon Léonard de Vinci. Cet appel aux cultures a souvent été pratiqué par Philippe Toussaint, révélant au passage une autre des caractéristiques de son œuvre: la collaboration. Le sculpteur s’adjoint souvent un complice averti afin de mener ses expérimentations à bien. Sans vouloir être exhaustif, on nomme Dominique Stroobant, Takakatsu Matsuo, Patrick Libert et Guy Barbier, pour ne citer que les plus connus en nos contrées, mais aussi un maître de l’estampe japonaise ou une corporation d’artisans menuisiers des pays de l’Est.
Il faut saluer la hardiesse du Musée du Petit Format d’Art Contemporain de Viroinval qui propose une telle exposition. En effet, la substance même des œuvres de Philippe Toussaint réclame les grands espaces, alors que, Musée du Petit Format oblige, les espaces disponibles sont restreints, et pour tout dire, peu adaptés au rayonnement de telles pièces. Mais si personne d’autre ne s’y colle… Saluons encore la réussite des cimaises en lattes horizontales de bois brut couleur café au lait, ce qui change de la blancheur des murs stériles. Cette chaleur soutient ce type d’exposition difficile, parce qu’elle déloge le visiteur de ses habitudes, du confort de la mise à distance visuelle.
Philippe Toussaint, Métamorphoses
Musée du Petit Format d’Art Contemporain
Rue Bassidaine 6, 5670 Viroinval
Du 14 janvier au 10 mars 2024
Du mardi au vendredi de 12.30h à 18h
Fermé lundi, samedi et les jours fériés
https://www.museedupetitformat.be
Une réponse à “Philippe Toussaint, Métamorphoses”
En un mot, voilà la brillante démonstration qu’un(e) artiste complet(e) fait feu de tout bois, avec tous les supports possibles, et de préférence les meilleurs. Qui ne sont pas forcément les plus banals. Et c’est bien ainsi!