« Un écrivain est quelqu’un qui arrange des citations en retirant les guillemets » écrivait Roland Barthes. L’affirmation vaut-elle pour toutes les formes d’art? La question mérite d’être posée étant donné l’actualité du moment.
L’exposition des peintures de Christian Silvain à la galerie Martine Ehmer peut être perçue soit comme un hommage à ce peintre dont le travail s’étale depuis de longues années, soit comme une réflexion sur le thème du plagiat. En effet, l’œuvre de Christian Silvain est tellement appréciée de par le monde qu’un peintre chinois nommé Ye Yongqing s’est construit une carrière internationale et lucrative en plagiant sans vergogne l’artiste belge. Rappelons que selon le Petit Robert, le plagiat consiste à « copier un auteur en s’attribuant indûment des passages de son œuvre », ou « copier l’œuvre ou une partie de l’œuvre de quelqu’un et s’en attribuer la paternité », c’est-à-dire pratiquer un acte de malveillance, en pleine conscience, avec l’intention de tromper. Aucune loi ne peut l’admettre. Le petit David belge a terrassé Goliath, et Christian Silvain a gagné son procès, en Chine, contre l’artiste chinois.
Ce cas interpelle, car les copies de Ye Yongqing se différencient peu des originaux de Christian Silvain, au point qu’un œil peu averti pourrait confondre l’original et sa contrefaçon. Tout est donc affaire de nuance(s). Où tracer la limite? Il est utile de rappeler la double mission des services juridiques en charge du droit d’auteur: il s’agit à la fois de protéger le créateur, et/ou ses ayant-droits, et d’empêcher qu’un escroc s’approprie indûment la création et la propriété d’autrui. Quelle est la nuance qui distingue les mots, et parmi ceux-ci, quels sont ceux susceptibles de poursuites judiciaires et ceux qui ne le sont pas: adaptation, caricature, contrefaçon, copie, démarquage, emprunt, faux, imitation, interprétation, parodie, pastiche, citation, pillage, plagiat, semblant, réplique, simulacre, singerie, traduction, travestissement, à-la-façon-de? À quoi il faut ajouter les notions de propriété intellectuelle et de droit moral.
Un hommage peut-il être sanctionné? Quelles sont les limites d’adaptation d’une œuvre? Peut-on imaginer que les détenteurs des droits de reproduction de l’œuvre de Diego Velasquez intentent un procès à Picasso qui s’est largement servi dans la production du maître du 17e siècle afin de lui exprimer son admiration? Pour mémoire, il s’agit d’un ensemble de 44 tableaux qui sont une relecture moderne d’une œuvre classique, Las Meninas, une référence largement présente dans le patrimoine visuel public et au patrimoine de l’humanité. La situation est moins absurde que l’on n’imagine, puisque la protection des auteurs s’étend aux bâtiments publics. Ainsi, la photographie de notre Atomium national revient à reproduire une œuvre d’art, et donc soumise aux droits de reproduction. On se souvient que dans les années 1960, un entrepreneur de travaux publics avait eu l’idée de prendre un brevet qui aurait obligé tout utilisateur à lui payer des droits pour utiliser, le cercle, le triangle ou le carré. On imagine le grabuge si le peintre Vassily Kandinsky avait mis un copyright sur le concept de point, de ligne, de surface! Dans cette logique, il y aurait des fortunes à faire en déposant un brevet pour l’utilisation d’un mot aussi simple que « Bonjour ». Bonjour la pétaudière!
Plus récemment, avec L’Art et le Chat en 2016, Philippe Geluck a proposé une initiation aux chefs-d’œuvre de l’art destinée aux enfants, mais à la façon du Chat, c’est-à-dire avec humour et gag. Inévitablement les droits de reproduction et de citation se posent, de même que les droits d’adaptation et de parodie. Tous les auteurs et ayant-droits ont joué le jeu, sauf un teigneux, dont le Chat s’est vengé d’une manière vache mais parfaitement légale, humour en sus.
Pierre Kroll est familier de l’œuvre de Hergé, ayant à son actif et sur le sujet des dizaines de dessins toujours liés à l’actualité. Car c’est la raison d’être du dessin de presse qui imagine une manière décalée d’évoquer l’information du moment, parfois en détournant dans un autre contexte ce que le lecteur connaît déjà. Sur ce principe, au décès de Hergé en mars 1983, Libération a publié un numéro où chaque visuel du journal était une case extraite des Aventures de Tintin. Cette publication étant devenue culte, il est devenu nécessaire de la republier.
Dans le monde de la bande dessinée, les gestionnaires de l’exploitation commerciale d’une oeuvre ne badinent pas. On pense immédiatement à l’oeuvre de Hergé, tout en précisant que les responsables des legs de Peyo, de Franquin, de Goscinny et Uderzo pour ne citer qu’eux, si on en parle moins, sont tout aussi intransigeants que Tintinimaginatio, la société qui défend les ayant-droits de Hergé. Que se passerait-il si un Picasso actuel matérialisait son admiration de Tintin en réalisant une image à partir du héros à la houppe?
Tintinimaginatio a donné sa réponse lorsque Ever Meulen, le graphiste belge de classe internationale que le monde nous envie, a réalisé un hommage en guise d’affichette célébrant la 38e Journée Annuelle des Amis de Hergé. La vision des services juridiques est on ne peut plus claire, via cet extrait: « Pour rappel, l’hommage n’est pas une exception au droit d’auteur ». En clair, un graphiste ou un dessinateur peut rendre hommage à Tintin, mais sans en montrer le moindre petit bout. On se brosse donc pour l’hommage, et on se demande si un tel zèle n’est pas en train de décourager les derniers fidèles de l’œuvre de Hergé. Voici pourtant un hommage international plein de respect et d’admiration. Faut-il désormais passer à la caisse si l’on souhaite remercier un maître en lui témoignant son estime?
Faut-il rappeler aux juristes de Tintinimaginatio l’existence d’une exposition collective d’hommages à Hergé qui s’est tenue à la Fondation Miró, à Barcelone en 1984, et que cette exposition a fait l’objet d’un catalogue reprenant l’ensemble des interprétations de créateurs venus d’horizons divers, qui toutes ont un rapport direct avec l’univers d’Hergé, ce qui n’a posé aucun problème? C’est dans cette veine que s’inscrit aujourd’hui le travail d’Ever Meulen. Au premier abord, l’artiste visualise les moments-clé de Le Sceptre d’Ottokar, Tintin renversé par la voiture du roi, les armoiries du royaume du pélican noir, le mystère du vol du sceptre, le combat aérien au cours duquel Tintin est abattu, etc. La plus évidente des transformations vis-à-vis des vignettes originales est sans doute la Packard royale devenue Nisiov, véhicule futuriste et asymétrique, fruit de l’imagination technologique sans limite de Gabriel Voisin, avionneur et constructeur automobile français actif dans l’entre-deux-guerres. De la sorte, l’image de Hergé dessinée en 1938, il y a près d’un siècle, sort de son contexte pour s’enraciner dans le monde d’Ever Meulen. Les tintinologues remarqueront que la devise « Eih bennek & eih blávek » — «J’y suis j’y reste» en patois bruxellois) — se transforme en « Eih bennek & eih botssek « , «J’y suis et j’entre en collision» lorsqu’on la traduit littéralement. Par ce détail, Ever Meulen donne peut-être la clé de tout son travail de graphiste depuis tant d’années: inventer des carambolages d’images, loin de la ligne claire. Ici, l’entassement se fait sans chronologie, sans logique narrative, sans le moindre souci de vérité et de fidélité à Hergé. La proposition d’Ever Meulen démarre avec Tintin renversé au sol. Elle se clôt aussitôt puisque Milou tient déjà le sceptre dans sa gueule. Le scénario de Hergé n’était qu’un prétexte pour Ever Meulen pour dessiner son propre monde graphique. Il a agi exactement comme Picasso vis-à-vis de Velasquez. Il n’existe aucune possibilité que l’on confonde ceci avec un original d’Hergé. Et pourtant…
Lorsque Hergé a souhaité voir son portrait réalisé par Andy Warhol, l’artiste américain a utilisé une photographie fournie par le dessinateur bruxellois. C’est ainsi que procédait la star mondiale du Pop Art, même si le document était une photo anonyme et banale extraite d’un journal à grand tirage, et par conséquent déjà vue des millions de fois. Jean-Pol Stercq, auteur de la photographie, n’a pas hésité à faire valoir ses droits, et il a obtenu gain de cause. Il serait amusant de revenir sur les emprunts effectués par Hergé, par exemple quand il « chipe » le nom Tintin au héros inventé par Benjamin Rabier et Fred Isly en 1898, ainsi que la houpette et les culottes de golf. Et quand Hergé confie à Numa Sadoul à propos de Geo McManus: « Ah! Les nez de McManus!… Je trouvais ces petits nez ronds ou ovales tellement gais que je les utilisais, sans scrupules ». Sans s’acquitter du moindre droit, bien entendu.
Silvain, A True Story
Galerie Martine Ehmer
Rue Haute 195, 1000 Bruxelles
Du 07.10 au 12.11.2023
Ouvert du jeudi au dimanche de 11h à 18h
https://www.galeriemartineehmer.com
10 réponses à “Plagiat, es-tu là?”
Bravo Vincent pour ce texte brillant et très intéressant.
Salut Josse,
Eh bien oui, nous en sommes là, et las. Bientôt, il sera interdit de peindre des pommes, sauf à payer des droits, parce que Cezanne l’a fait. Quand sera-t-il interdit de peindre un nu sous prétexte que Titien ou Rubens l’ont fait ?
Mais pourquoi tous ces plagias de Tintin? Tout simplement parce que Nick bloque ( aujourd’hui ) la sortie d’un nouvel album de Tintin.Si un nouvel album devait paraître sous le sigle »d’après les personnages de Hergé », nul doute les passionnés seraient ravis et encenseraient ce cher Nick. Les plagiats sont la résultante du désir des amateurs de retrouver la famille de Tintin. Ils n’en peuvent plus et ils se défoulent!Tintin vit en nous et il est impossible de maintenir le couvercle sur la marmite bouillante…D’après Morris, d’après Uderzo, d’après Jacobs, d’après Roba, d’après Peyo, mais mille sabords, quand comprendras-tu, Nick, que Tintin est notre oxygène?
Hello Jean-Pierre,
Hergé était convaincu que Tintin n’allait pas lui survivre et allait assez vite rejoindre les séries oubliées. Son refus de voir Tintin lui survivre était surtout la crainte de voir l’un ou l’autre de ses collaborateurs s’en charger. Certes, Hergé les appréciait, mais il savait que leurs univers étaient trop éloignés du sien. On ne peut pas lui donner tort. Par contre, les gestionnaires de chez Dupuis ont décroché le jackpot en créant la série « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » Ce qui a été l’opportunité de prolonger la série, quasi indéfiniment, en la confiant à de jeunes auteurs en phase avec le public actuel. On imagine ce qu’aurait été un Tintin « one shot » imaginé par Moebius, par Fred, par Tardi, par Titeuf, par François Schuiten, par Frank Pé, par René Follet, par Christophe Blain, par Marc-Antoine Mathieu et par des tas de valeurs sûres. Au lieu de cela rien que de la rancoeur et un repli quasi intégriste qui ne vivifie pas l’œuvre. Dommage, de tous les points de vue.
En effet cela aurait été marrant de voir Tintin dessiné par Titeuf mais je pense que vous vouliez dire Zep 😉 Très bon article.
Bonjour Cybertintin-Jérôme,
Oui, évidemment, jusqu’à nouvel ordre, Zep n’a pas encore fait de Titeuf un dessinateur. Je présente mes excuses à toute lectrice et tout lecteur de la présente.
Toute création serait construite en partie à partir d’œuvres plus anciennes, tu nous en dresses un tableau convaincant. Cela passerait inaperçu, sauf s’il est question de gros sous. C’est vrai que Spirou reste dynamique et passionnant. Corto Maltese, moins par exemple. Tes analyses renouvellent la réflexion.
Hello Francis,
Oui, toute création serait EN PARTIE construite de fragments d’oeuvres qui la précèdent, sorte de briques génétiques. Mais AUSSI en d’adaptant à l’air du temps, aux nouvelles conditions que l’on appelle ailleurs l’environnement. Et là, il faut faire preuve de création, d’imagination, d’invention. Même celles et ceux qui pensent faire table rase le font à partir des a priori et des non dits du passé, de leur éducation, de leurs valeurs. culturelles.
Cette analyse prouve qu’il est impossible de savoir qui, quand, comment (mais cela importe peu finalement) a eu telle idée, inventé tel personnage ou scénario et cela pour toute création de quelque sorte que ce soit, esthétique, pratique, ou même militaire. Voire même une recette culinaire ( mille par jours!) donc en résumé toute création, petite ou grande, positive ou criminelle, positive ou non, qui traverse le temps et les modes, bref inonde le monde. Certaines sont franchement odieuses: Mr Rubik avec son cube me fait savoir depuis 40 ans que je suis un imbécile! Et, par extension, que ce soit pour l’art ou la technologie, les coïncidences jouent un rôle majeur. Surtout si les trouvailles convergent, étant conceptualisées en même temps par des individus qui ne se connaissaient même pas, séparés par deux continents ainsi pour l’invention du téléphone par un italien, ( je ne sais plus qui) et Bell ce qui est stupéfiant! On peut donc méditer sur l’absurdité des choses, sur le mystère impénétrable de toute création, même banale, mais à haut potentiel, et qui soudain devient concrète, se glisse dans le petit espace où le génie s’installe : qui donc a inventé le jeu le plus populaire au monde, le foot? Je réponds: le premier gamin qui a shooté sur un caillou. Où et quand? Nul ne le sait, mais il ne manquait plus dès lors que d’inventer les buts, soit planter trois piquets, deux verticaux et un horizontal de caque côté d’un terrain, et interdire l’usage des mains, sauf pour le dernier rempart. Donc le plus grand créateur, ne serait-ce pas le temps, qui décide du déclenchement idoine, qui commencerait par un pur hasard, mais là encore, qu’est-ce que le hasard? Le fruit d’une nécessité ou d’une opportunité? Ou les deux?
Qui a inventé le capitalisme? Est-il le fruit d’une nécessité ou d’une opportunité? Sans doute est-ce le premier gars qui, ayant amassé plein de poissons frais sur un rivage méditerranéen, ou que sa barque en fut inondée par un simple coup de vent, s’est dit qu’il était plus profitable pour lui de les dresser sur une table et de les vendre sur la plage plutôt que de les offrir aux passants
? Et comment prouver le plagiat? Celui qui a rouspété -et a eu gain de cause, un liégeois, qui prouva que le signe des J.O. de Tokyo en 2020, devenus ceux de 21 était de lui, et pas d’un artiste japonais. Il a fallu trouver un autre, encore plus mauvais soit dit en passant, tout en dédommageant le créateur heureux par inadvertance! Tout le monde peut prouver n’importe quoi avec un peu d’imagination, de « tchatche », de bagout!
Je me range, pour conclure, derrière un humoriste français se disant cocu, je crois que c’est Jean Yanne: » Je ne saurais mieux comparer ma femme qu’à une invention française: c’est moi qui l’ai découverte et ce sont les autres qui en profitent!
Hello Xavier, ,
Concernant le téléphone, les premières tentatives ont lieu en 1854 (Bourseul) et progressent techniquement petit à petit jusqu’à Graham Bell en 1876 — en une vingtaine d’années à peine. Anecdote: Elisha Gray a déposé un brevet identique à celui de Bell… deux heures après lui. Son nom est donc passé à la trappe pour 120 minutes. Cela étant dit, qui a le premier eu l’idée d’inventer une machine qui permettrait de se parler à distance? Quand ? Y eut-il des essais avant les machines électriques, etc. Peut-être faut-il voir ces intentions et ces inventions comme une série de vagues successives. Décréter ensuite que c’est celle-là est sans doute arbitraire. Alors quid de la BD ? Les étudiants de St-Luc/Erg se souviennent que j’en ai fait un cours dans les années 1990 et au début 2000.