Portraits d’artistes…


Louis Joos, Charlie Mingus, non daté, @ Tous droits réservés

Après Music Graphics 1 au printemps 2022 qui avait compilé les meilleures pochettes depuis la création du disque en vinyle, La Maison de l’Image chez Seed Factory présente avec Music Graphics 2 les portraits illustrés des stars de la pop, du rock et du jazz. Une déferlante de créativité dans une expo dédiée à l’image de la musique qui est le domaine de prédilection de la création graphique. Avec Philippe de Kemmeter en Guest Star.

Philippe de Kemmeter, Memphis Slim, Whiskey and gin Blues, 2008 © Tous droits réservés

Si Philippe de Kemmeter était un artiste contemporain, il occuperait une place enviable dans le courant de la nouvelle subjectivité apparu au milieu des années 1970. Mais voilà, PdK n’est pas un artiste contemporain, pire, il se dit lui-même illustrateur, ce qui me permet de constater une fois de plus à quel point ce monde de l’image boudé par l’establishment artistique recèle souvent les tout grands talents de notre époque. Mais les contemporains de Philippe de Kemmeter eux, ne s’y trompent pas: peu d’artistes sont à ce point plébiscités par leurs pairs.

Dans les années 1970, PdK était déjà le consommateur de choc qui choisissait un vinyle pour la pochette, une catégorie en voie de disparition depuis que l’identité visuelle des musiciens s’estompe. Depuis son plus jeune âge, Philippe de Kemmeter est un glouton de l’oreille. Mais c’est aussi un catalyseur de sensations qui traduit ses émotions auditives en images. Et peu d’artistes nous communiquent à ce point le plaisir qu’ils ressentent à produire des images en jet continu. C’est sa façon à lui de rendre hommage à tous ces artistes qu’il écoutait religieusement, et qui furent déterminants dans ses choix artistiques et son amour du blues.

Le blues, qui est né au 19e siècle, plonge aussi ses racines dans la prohibition (°), une aberration depuis la fin de la Grande Guerre jusqu’au début des années 1930. C’est aussi une époque de ségrégation, et si l’amour n’est jamais loin, c’est surtout l’expression de la tristesse qui domine le genre. Maintenant que l’on connaît parfaitement la relation entre l’alcool et la dépression, la relation entre le blues et l’alcool est une évidence, et il n’est pas anodin de constater que la Grande Dépression date de la fin des années 1920. Le blues a donc la préférence de PdK, et avec le blues, l’alcool qui en est une des thématiques récurrentes. Il fallait que dans cette exposition de La Maison de l’Image nous mettions l’accent sur l’impressionnant travail que PdK poursuit actuellement: Blues and Alcohol project, « une œuvre hantée par les grands noms du blues ayant chanté l’alcool ». A la base, des chansons qui parlent de l’ivresse, à l’arrivée des pépites en images pour notre plus grand plaisir. Une autre caractéristique du blues, non dénuée d’intérêt, est le nombre de guitaristes (et chanteurs) aveugles comme Big Bill Broonzy, Blind Gary Davis, Blind Blake, Blind Willie Johnson, Blind Lemon Jefferson, Blind Willie McTell: ces figures majeures du blues dont la cécité souvent précoce est un déterminant de leur style, avec souvent le fait que cette cécité est indissociable du nom qu’ils laissent à tout jamais dans la musique afro-américaine.

Par sa légèreté, sa spontanéité, son aisance franche, mais aussi sa fausse naïveté, le style incomparable de PdK prend sa source dans un magasin de bouts de ficelles. Ici aussi il rejoint le blues qui a imposé les instruments les plus improbables comme le jug (un cruchon de whisky en grès comme instrument à vent), le washboard (une planche à laver percutée par des dés à coudre), le diddley bow (une planche et une corde), instruments aussi rudimentaires que semble (faussement) être le style de l’artiste. Accessoirement la plongée de Philippe de Kemmeter dans la musique est parallèle à celle de Robert Crumb, qui après avoir été le pape incontesté de l’underground est devenu le portraitiste attitré des musiciens de Blues, Jazz et country. On ne pouvait rêver d’une meilleure proximité.

(*) En évoquant la prohibition dont on a compris l’absurdité, je ne peux m’empêcher de penser à la prohibition de la drogue dont l’absurdité n’est toujours pas apparue aux yeux du monde, qui par aveuglement moral se condamne à voir la progéniture des grandes mafias constituer l’élite financière du futur.

Michel Michiels

Au pied du mur

Image anonyme circulant sur les réseaux sociaux

Après le succès de Music Graphics 1, Music Graphics 2 s’annonçait une promenade de santé. L’intelligence artificielle a rebattu les cartes: il fallait bien que cela arrive un jour ou l’autre. La découverte d’un portrait du Rolling Stone Keith Richards, posté sur les réseaux sociaux, présente la première image soi-disant connue du rocker… prétendument retrouvée dans un manuscrit médiéval de 1140! Au-delà du gag portant sur l’âge du musicien iconique, l’image un peu frustre sent le bidouillage Photoshop, ou Midjourney, et bien éloigné de toute démarche de qualité graphique. A-t-elle sa place chez Seed Factory, qui propose toujours des expositions des artistes et créateurs de premier plan?

Le débat rappelle celui des années 1980, quand les premiers ordinateurs graphiques financièrement accessibles firent leur apparition. La profession fut subitement scindée entre les deux camps des pour et des contre, avec la virulence, les dérives et les exclusives que tout radicalisme implique. Il est vrai que la qualité douteuse des images proposées par ces ordinateurs préhistoriques n’incitait pas à leur adoption, justifiant les propos qui allaient dans le sens d’une indépassabilité des qualités humaines. Foin des machines donc! Après bien des soubresauts, d’anathèmes et des progrès techniques, les choses se sont calmées, même s’il reste ici et là quelques poches de résistances où d’irréductibles intégristes sèment la terreur à l’idée de changer la moindre virgule à l’enseignement académique le plus poussiéreux. Aujourd’hui, on trouve des écoles d’arts graphiques qui enseignent aux étudiants la manière la plus efficace de rédiger les phrases à destination de l’intelligence artificielle, afin que celle-ci génère des images au-dessus de tout soupçon.

Cette question des machines au cœur de la création artistique faisait déjà rage au 19e siècle avec l’apparition de la photographie: la photo fait mieux, plus vite et moins cher que le plus doué des virtuoses humains. Remontant plus haut dans le temps, il faut signaler que déjà en 1485, Léonard de Vinci détaille le fonctionnement d’un sténopé, même s’il faut attendre 1604 pour qu’apparaisse l’expression camera obscura, ce dispositif mécanique-optique qui permet de traduire sur les deux dimensions du tableau une scène perçue par les trois dimensions de la vision humaine. Le désarroi de certains imagiers actuels devant la révolution numérique se comprend: n’importe qui peut désormais proposer une image répondant aux critères souhaités, et se croire ainsi l’égal des plus grands, sans pourtant être capable de distinguer l’excellence d’une image d’une croûte sans nom. Certes, il y aura des gagnants et des perdants, car désormais un directeur artistique peut se passer de l’illustrateur ou du photographe. D’autre part, l’intelligence artificielle fabrique l’image en pompant le travail des milliers d’artistes qui l’ont involontairement alimentée, ce qui pose des questions d’éthique et de droit.

Vincent Zaditif

Une polygamie de bon aloi

Philippe de Kemmeter, George Benson, 2005 © tous droits réservés

Comme tous les adolescents nés dans les Golden Sixties, Philippe de Kemmeter écoute la musique pop que l’industrie musicale leur destine. Le gamin admire les pochettes où s’étalent des graphismes différents, novateurs, au point d’acheter l’un ou l’autre disque davantage pour la pochette que pour la musique elle-même. Si Philippe devient créateur d’images, la musique l’habite. Écoutons-le lorsqu’il évoque ses deux amours: « Faire des portraits de musiciens, c’est peut-être une façon de rendre hommage à tous ces gens que j’ai admirés et écoutés avec passion. Je remplis aussi des carnets avec des portraits saisis à gauche et à droite, en utilisant des techniques différentes et mélangées, avec beaucoup de plaisir et d’amusement. Lorsque je dessine, je ne peux rien faire d’autre que dessiner… sauf écouter de la musique. Et dessiner en musique, c’est s’imprégner d’une ambiance, se plonger dans un univers qui peut influencer aussi ce que l’on dessine. L’oreille et l’œil deviennent complices, ils sont deux à transmettre des émotions que la main retranscrit sur la feuille de papier. La musique c’est aussi une énergie, tout comme la couleur ou la force d’un trait dessiné à la plume ou au pinceau. C’est pour moi un complément indispensable à mon activité artistique, quelque chose qui m’aide dans la création. Trois minutes de rock, de blues ou de jazz, c’est comme un bon café le matin: un bon moyen pour commencer une journée de travail. »

Né en 1964, Philippe de Kemmeter a exactement vingt ans lorsque le premier Macintosh est mis sur le marché en 1984. Si les possibilités de traitement d’images n’y sont qu’à leurs balbutiements, certains jeunes sentent qu’un nouveau monde s’offre à eux, qui en plus d’images jamais vues auparavant les décharge de tout un long et fastidieux travail. Philippe de Kemmeter se trouve donc au croisement de deux cultures graphiques, l’ancienne dont l’art de dessiner est le socle vital; et la nouvelle qui réalise des visuels réservés jusque-là à quelques rares inventeurs-virtuoses. Ce bilinguisme graphique s’avère un atout redoutable pour qui a l’intelligence de nourrir et sublimer une des pratiques par l’autre, et inversement. Maintenant que la création assistée par ordinateur devient la norme, et que la part du dessin manuel se réduit, cette polygamie qui a fait la variété et la richesse de tout une époque n’est-elle pas menacée? Espérons plutôt que nous glissons vers un autre monde, vers un autre langage graphique encore inconnu, et dont les trésors restent à découvrir par les jeunes générations… pour le meilleur.

Vincent Coloran

Music Graphics 2 / Portraits d’artistes
La Maison de l’Image / Seed Factory
Avenue des Volontaires 19 (métro Pétillon)
1160 Bruxelles-Auderghem
Du 22 mars au 28 juin 2024
Lundi à vendredi de 9 à 18 heures
Fermé samedi et dimanche ainsi que les jours de congés légaux
Entrée gratuite
www.seedfactory.be

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