Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée au peintre espagnol Jusepe de Ribera (1591-1652). Comment se fait-il que l’on s’intéresse aujourd’hui à cet artiste qui n’a jamais enthousiasmé les foules, même si quelques auteurs du 19e siècle, par les voix de Théophile Gautier, de Charles Baudelaire et d’Edouard Manet, l’ont estimé au plus haut point?

Jamais l’adolescent Ribera ne remettra les pieds dans son Espagne natale lorsqu’il la quitte pour l’Italie. Après quelques années de formation à Rome, il s’installe à Naples qui est le grand centre artistique de l’époque. Il y finira ses jours. Sa rencontre avec l’œuvre du Caravage lui indique que l’art peut être brutal, sombre, naturaliste, et ne tend pas nécessairement vers l’édification spirituelle, même lorsqu’il s’agit d’un sujet religieux. Car la vie du Caravage lui apprend aussi que l’on peut mener une vie de bohème, extravagante et dissolue, être délinquant, violent, et néanmoins un grand artiste. Mais la soif de reconnaissance et de réussite qui ronge le jeune immigré Ribera, associée au désir de revanche du fait de sa petite taille — on le surnomme lo Spagnoletto (le petit Espagnol) — fait de lui un stratège habile à établir un réseau d’influences destiné à obtenir des commandes d’institutions et de personnages haut placés. Le Jugement de Salomon dit autant du récit mythique que du trouble vécu par Ribera: comment, avec la bénédiction de l’institution, résoudre ce désir de mort et l’instinct de vie, l’apaisement apporté par la sagesse et la violence meurtrière?

Avec La Délivrance de Saint Pierre, Ribera évoque le triomphe de la lumière sur l’ombre. Ce tableau se soumet au politiquement correct de l’époque issu de la Contre-Réforme, avec la lumière qui libère l’humanité entravée, littéralement. L’artiste surprend par sa virtuosité dans la maîtrise des raccourcis des corps en mouvement, ce qui était peu évident avant la photographie. Mais surtout, à la suite du Caravage, Ribera découvre la puissance de l’obscurité, et devient un des peintres les plus radicaux à pratiquer le ténébrisme. Cette pratique se caractérise par un traitement de la lumière sans diffusion homogène, l’éclairage local étant assuré par une chandelle dans une chambre aux murs noirs, et qui se déplacerait selon l’endroit et les besoins. Ceci éclate les règles habituelles en usage à l’époque et offre des images constituées de lambeaux disloqués. L’historien d’art allemand Rudolf Wittkower parle ainsi des ‘Isolats de lumière qui ne créent ni espace ni atmosphère. L’obscurité dans ces images est quelque chose de négatif, l’obscurité est où la lumière n’est pas, et c’est pour cette raison que la lumière se heurte sur ses figures et objets comme sur les formes pleines et impénétrables et ne les dissout pas…’


Ribera peut aussi compter sur une dextérité qui tient du prodige: là où ses confrères peinent de longues semaines, il achève le portrait d’un saint en deux jours, et une grande composition en cinq. Ses qualités de virtuose lui permettent de peindre sans réel travail préparatoire, d’où ces dessins d’imagination, réalisés avec la volonté d’en faire un banc d’essai, pour le seul plaisir. Ici aussi, le talent de Ribera ne semble pas connaître de limites, tant il excelle avec le même bonheur dans le maniement de la sanguine, tout autant que celui du lavis, de l’encre et la plume. Ses gravures à l’eau forte sont d’une technicité remarquable, et puisqu’elles circulent dans toute l’Europe, elles permettent à l’artiste d’asseoir sa renommée et d’augmenter son prestige. Ainsi Le Silène ivre peut se lire comme la recherche de signes graphiques capables de figurer et de différencier les chairs, les bois, les poils et les toisons, les feuillages, les minéraux, les tissus, leurs lumières et leurs ombres, tout ceci à partir de petits traits, pointillés et hachures variables seulement dans leurs longueurs, leurs directions, leurs densités, leurs superpositions.

Faut-il chercher l’inventivité de ces signes graphiques par le fait que l’organisme perceptif nommé Ribera ne choisit pas entre ses cinq sens? Car ceux-ci débordent au-delà de la primauté du visuel qu’il convient habituellement d’attribuer aux créateurs d’images. On ne pourra jamais prouver que Ribera était doué de synesthésie, cette qualité rare permettant d’expérimenter ses sens de manière entremêlée, les exemples les plus fréquents étant l’association des graphies et des couleurs, ou des sons et des couleurs. Quelques cas, plus rares encore, connectent deux, trois ou quatre modes perceptifs simultanément.
Faut-il y voir l’intérêt retrouvé pour l’œuvre de Ribera au 19e siècle, lorsque le mouvement romantique célébrait les ‘voyants’ capables de percevoir des correspondances au-delà des apparences? Notre 21e siècle, friand d’expositions immersives à caractère multi-sensoriel, redécouvre-t-il à son tour l’oeuvre de Ribera par le biais de la synesthésie? Car il est à noter que ce type d’exposition tient place dans un environnement sombre qui éteint la domination du visuel. C’est alors qu’il vient juste de passer le cap de sa vingtième année que le jeune peintre propose Les allégories des cinq sens, cinq tableaux destinés à être perçus ensemble.

Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples © Archivio dell’arte/Luciano et Marco Pedicini
Le personnage de Saint Jérôme (347-420), peint de nombreuses fois, semble émoustiller Ribera, qui pense aux plaisirs charnels autant qu’à la réussite sociale. Moine, il traduit la Bible, les quatre Évangiles, l’Ancien et le Nouveau Testament, il rédige nombre de commentaires et se livre à une abondante correspondance épistolaire sur ces sujets. Tout cela n’empêche pas Jérôme d’être assailli par ses sens, par sa sexualité explosive, à laquelle il répond par un ascétisme pur et dur: ‘Les jeûnes avaient pâli mon visage, mais les désirs enflammaient mon esprit dans mon corps glacé et devant le pauvre homme que j’étais, chair à moitié morte, seuls bouillonnaient les incendies des voluptés.’
Dans ses écrits, il conseille ‘Chaque fois que dans le monde tu remarqueras quelque objet fastueux, émigre en ton esprit au paradis.’ Et ‘Livre-toi à quelque travail manuel, pour que le diable te trouve toujours occupé.’ Mais, comme s’il voulait tenter le démon ou mieux vivre un enfer, l’ascète aime à s’entourer de femmes, dont les veuves romaines Marcella et Paula, ainsi que leurs filles Blaesilla et Eustochium. Lorsque cette dernière fait vœu de virginité perpétuelle, Jérôme rédige De custodia virginitatis (Sur la virginité à conserver) où il met la jeune femme en garde contre les dangers de l’adolescence, lui recommandant d’éviter le vin: ‘Vin et jeunesse, double fournaise de volupté. Pourquoi jeter de l’huile sur le feu? Pourquoi à ce jeune corps ardent fournir l’aliment de ses flammes?’


L’idée de plaisir, fût-il malsain par le sujet représenté, alimente la joie de peindre de Ribera. Avec Silène ivre, l’artiste parodie les nombreuses Vénus peintes dans la suite de la Vénus d’Urbino de Titien en 1538. Le succès du thème s’explique par le fait qu’il s’agit d’abord d’un nu féminin, sensuel, mais devenu poétique parce que mythologique. De son côté, Ribera traite le mythe en renversant le sérieux de l’esprit de la Renaissance, et propose un bon vivant, nu, gras, impudique, affalé comme une baleine échouée. Ce vieillard ventru n’a rien d’érotique ni même de séduisant. Il s’enivre joyeusement. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, Silène a été le précepteur de Dionysos — Bacchus chez les Romains — qu’il accompagne sans cesse.
Le tableau fait référence aux bacchanales, fêtes religieuses de l’Antiquité en l’honneur de Dionysos, le dieu de la vigne, de la fête, de la débauche, et symbole de mort et de résurrection. Pendant ces réjouissances, les participants buvaient sans mesure. Avec le temps, ces cérémonies ont dégénéré en fêtes orgiaques, provoquant trop de désordres dûs à l’ivresse publique collective et aux licences sexuelles qui les accompagnaient. Voilà qui change apparemment du personnage de Saint Jérôme… sauf pour le peintre qui prend plaisir à différencier les chairs, les tissus plus ou moins texturés et chacun de ces prétextes à se divertir avec les possibilités de la peinture à l’huile lorsqu’elle est utilisée de façon créative par un artisan hors pair comme l’était Ribera.

Ribera est trop proche de la vie pour se complaire dans les histoires mythologiques. Immigré, de petite taille, ambitieux, virtuose, dès le début de sa carrière l’artiste comprend qu’il s’agit de se démarquer. Comme son maître Le Caravage, il se singularise par l’attention qu’il accorde au petit peuple, et va un pas plus loin en proposant des images des laissés-pour-compte de la société. A la différence du Caravage, il ne les invite pas à se mettre dans la peau d’un personnage illustre, comme un acteur, mais les montre tels qu’ils sont. Il les peint au format réel, grandeur nature. Jamais auparavant on n’avait osé peindre un mendiant, de tout près, qui regarde le spectateur les yeux dans les yeux, en haillons, cadré à mi-corps comme s’il nous faisait face, et qui demande l’aumône. Cette volonté de magnifier les plus miséreux, les plus défavorisés physiquement, est une constante de l’œuvre de Ribera, comme en témoignent La Femme à barbe de 1631, ou Le Pied-bot de 1642. Avec le temps, les tableaux religieux, édifiants, ou ceux qui représentent les élites de ce monde, ont occulté l’amour de Ribera pour les malchanceux de la vie, celles et ceux que l’on ne veut pas voir parce que marqués d’un sceau négatif.


(musée du Louvre) / Photo Michel Urtado
Ribera: Ténèbres et lumière
Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Avenue Winston Churchill, 75008 Paris
Du 05 novembre 2024 au 23 février 2025
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
Le vendredi et le samedi jusqu’à 20h pour les expositions temporaires
Fermé les 25 décembre et 1er janvier, et fermeture des portes à 17h les 24 et 31 décembre
https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/ribera