Rossetti et ses dames


Dante Rossetti, La Ghirlandata, 1873 © Guilhall Art Gallery, Londres

L’exposition d’été du Tate Britain de Londres est dédiée à Dante Gabriel Rossetti, ainsi qu’aux femmes artistes et muses de son oeuvre. Né en 1828 à Londres et décédé en 1882, Dante Gabriel Rossetti s’inscrit strictement à l’intérieur de l’ère victorienne. Pour mémoire, cette époque de l’histoire anglaise correspond au règne de la reine Victoria, et se caractérise par de grands bouleversements dans tous les domaines. 

Un monde nouveau se met en place grâce à quelques inventions. La machine à vapeur multiplie la quantité d’énergie disponible, et ses nombreuses applications augmentent la productivité ainsi que la croissance économique, le commerce et les transports. Mais la révolution industrielle crée aussi une pollution massive et provoque l’exode rural. Les liens relationnels sociaux en usage jusque-là se détricotent, et la classe bourgeoise détentrice des richesses s’oppose avec toujours plus de violence aux ouvrières et aux ouvriers considérés à peine mieux que du bétail. En réaction, le syndicalisme ouvrier fait son apparition, ainsi que les premiers mouvements pour le droit des femmes. Comme nombre d’artistes de son époque, Dante Rossetti pose une question simple: comment faire oeuvre dans ce mic-mac?

Dante Rossetti, How Sir Galahad, Sir Bors and Sir Percival Were Fed with the Sanct Grael; but Sir Parcival’s Sister Died by the Way, 1864 © Tate Gallery

Sous l’impulsion de William Morris (1834-1896), le mouvement Arts and Crafts prône un retour aux valeurs artisanales qualitatives, dans l’ensemble du champ artistique: architecture, ameublement et arts décoratifs. Parallèlement, Dante Rossetti et ses proches initient le Préraphaélisme, selon lequel la peinture aurait été dévoyée plus de deux siècles plus tôt dès la mort de Raphaël. Ces jeunes artistes rêvent d’un art engagé qui s’adresse aux plus hautes facultés humaines, et qui servirait de boussole morale à la société. Leur rejet du conformisme tout puissant mais sclérosé de l’académie les conduit au retour à la peinture d’avant les grands maîtres de la Renaissance, c’est-à-dire aux primitifs italiens de l’époque gothique et à leurs coloris vifs. Cela se traduit jusque dans la technique de Dante Rossetti qui peint à l’huile avec des pinceaux à aquarelle aussi légèrement que s’il s’était agi d’aquarelle, utilisant des pigments épais mélangés avec de la gomme afin de donner un effet similaire à celui des enluminures. Ce rejet du monde moderne mène aussi ces artistes à renouer avec la nature, gage d’authenticité. Ils n’acceptent pas le monde comptable qui se construit sous leurs yeux, tant il est fondé sur l’exclusion de l’affect et du sentiment amoureux, toutes choses qui ne se monnaient pas. Un siècle plus tard, Can’t Buy Me Love des Beatles sera un succès planétaire.

Elizabeth Siddal, Sir Patrick Spens, 1856 © Tate Gallery
Elizabeth Siddal, Lady Clare, 1854-7 © Collection privée

Elizabeth Siddal (1829-1862) a été modèle pour nombre de peintres préraphaélites, avant de devenir la muse et la femme de Dante Rossetti. Elle écrit des poésies depuis son enfance, ne s’intéressant à l’art pictural qu’après sa rencontre avec son mari. Lorsqu’elle est devenue peintre, les tableaux de la jeune femme se nourrissent avant tout du monde verbal puisque les représentations illustrent toujours un texte préalable, sans réel entendement pictural. Sir Patrick Spens et Lady Clare, oeuvres exposées ici, le montrent clairement. 

Dante Rossetti, Etude pour The Return of Tibullus to Delia, 1862 © The Fitzwilliam Museum, Cambridge

Dante Rossetti, Beata Beatrix, 1864-70 © Collection privée

Pour les peintres préraphaélites, Elizabeth Siddal incarne la femme idéale, grande, mince, sans caractéristiques féminines affirmées — son premier travail de modèle était pour figurer un jeune garçon androgyne. Mais son port altier, la couleur indéfinissable de ses yeux, la sensualité de sa bouche, son teint éclatant et sa lourde chevelure rousse cuivrée lui confèrent un charme ravageur auprès des mâles de son époque. Sans revenir sur la symbolique de la chevelure, on a dit qu’Elizabeth Siddal souffrait d’hypertrichose, ses cheveux continuant à pousser après son décès jusqu’à emplir le cercueil. Cette magie a contribué à sa légende dès sa mort à 32 ans.

Christina Rossetti, dessin réalisé par son frère Dante, 1866 © Tate Gallery

Christina Rossetti (1830-1894), la soeur de Dante, dicte son premier poème avant d’avoir appris à lire et à écrire. Ses poèmes sont publiés dès ses 18 ans, et elle devient rapidement la poétesse la plus en vue de son époque. Jamais elle ne franchira le pas du dessin ou de la peinture, ses écrits étant illustrés par son frère. Dans la famille Rossetti, la culture est d’abord littéraire, le père Gabriel étant poète, exilé politique et enseignant au King’s Collège de Londres. Les livres sont partout dans la maison, et dès leur plus jeune âge les enfants sont imprégnés des classiques de la littérature italienne et anglaise, et de récits religieux.

Christina Rossetti, Goblin Market, Couverture, 1862 © Tate Gallery

Goblin Market en 1862 est considérée comme l’oeuvre la plus marquante de Christina Rossetti. Ce récit imaginaire met en scène deux jeunes soeurs face au dilemme du fruit défendu, vendu par les gobelins. Ces petites créatures mythiques font partie de la famille des lutins, des gnomes, des korrigans et autres nutons, autant de petites créatures malfaisantes qui grouillent dans l’imaginaire populaire depuis les temps immémoriaux. Si l’idée du fruit défendu s’associe immédiatement à Adam et Ève, on peut y voir aussi le contrepied du politiquement correct de l’époque, qui voulait que la femme qui succombe à la tentation sexuelle avant son mariage devienne une «femme déchue», promise à la prostitution et à la misère. Par contre, la vision religieuse du poème promeut le thème de la tentation suivie de la rédemption. Pour d’autres, le délire et ce bien-être artificiel temporaire s’assimilent à l’expérience de la toxicomanie. Replacé dans son contexte, ce récit serait une critique à peine voilée des techniques publicitaires émergentes, car c’est en effet par ces moyens que les gobelins tentent de convaincre les clientes potentielles d’acheter des produits qu’ils savent toxiques. D’autres y voient les reproches adressés au marché capitaliste en pleine croissance, qui rend désormais introuvables les fruits et les légumes frais pour la plupart des citoyens des centres urbains. Une tout autre interprétation fait de ce texte un manifeste revendicateur de la liberté de la sexualité féminine, jusqu’à l’homosexualité, voire l’inceste.

Christina Rossetti, Goblin Market, illustration de Dante, 1862 © Tate Gallery

Les écrits de Christina Rossetti se nourrissent de la fragilité du temps qui passe, et de l’éphémère de toute chose matérielle. L’ensemble de son oeuvre s’inscrit dans la mouvance préraphaélite par la mise en avant du sentiment et de l’émotion que le monde victorien rejette. Aucun des combats sociaux d’avant-garde ne rebute Christina. Elle se bat pour l’obtention du droit de vote pour les femmes; elle s’engage bénévolement dans un programme d’aide aux prostituées; elle lutte contre l’esclavage, et elle milite contre les traitements cruels infligés aux animaux exploités dans la sphère économique.

Dante Rossetti, Paolo and Francesca da Rimini, 1867 © National Gallery of Victoria, Australie

Baptisé Gabriel, le frère aîné de Christina change vite son prénom en Dante en hommage à Dante Alighieri, l’immense poète florentin de la fin du 13e siècle et auteur de La Divine Comédie. Le tableau Paolo and Francesca da Rimini en 1867 met en image le Chant V, de L’Enfer. La jeune noble Francesca a été contrainte d’épouser Gianciotto, de haute naissance mais difforme et cruel, qu’elle n’aime pas. Quand Paolo apparaît, séduisant jeune frère du vieux mari, c’est le coup de foudre. Les tourtereaux commettent l’adultère. Mais le mari trompé les surprend, et les tue. Le tableau de Rossetti est non seulement l’illustration du texte de Dante Alighieri, mais il représente les amoureux au moment où, lisant un livre illustré, ils échangent leur premier baiser. Ce livre d’images qui déclenche leur passion raconte la légende arthurienne de l’amour passionné mais interdit, qui unit Lancelot et Guenièvre.

Dante Rossetti, Elizabeth Siddal, 1860 © Fitzwilliam Museum, Cambridge

L’image peinte par Rossetti est donc générée par deux récits littéraires anciens, par une histoire amoureuse frappée d’infortune qui raconte une histoire d’amour malheureux. On sait aussi que le peintre avait pour coutume de rédiger des sonnets accompagnateurs de ses tableaux, parfois notés au revers des toiles, et qu’il était aussi polyglotte et traducteur. L’artiste présente donc cette qualité rare d’être aussi à l’aise dans les méandres du mode verbal que dans ceux du mode spatial, qui en principe s’excluent. Ceci explique la tonalité littéraire de ses images, tout autant que le côté imagé de ses écrits.

Dante Rossetti, Jane Burden-Morris, 1872 © Birmingham Museums Trust

Dante Rossetti n’a jamais pu dissocier son art de l’affect porté à la femme qu’il représente au moment où il peint le tableau. Il voit son aimée comme un idéal, comme Dante Alighieri voyait sa Béatrice.

Dante Rossetti, Fanny Cornforth, 1862 © The Fitzwilliam Museum, Cambridge

Toutes les femmes dont Rossetti s’est épris se ressemblent, avec le même visage large, et plat, les bouches et les yeux similaires, la même chevelure rousse abondante. Au point que l’on se demande si un tel mimétisme existe, ou si le peintre interprète les données anatomiques en les reconstruisant selon son goût? La vérité est probablement bâtie du mélange des deux, ce qui contredit l’enseignement académique pour qui «il importe que le portrait ressemble au modèle, mais non pas le modèle au portrait», selon la formule de Paul-Jean Toulet.

Dante Rossetti, Alexa Wilding, © Victoria and Albert Museum, Londres

Cette perfection idéalisée, qui n’existe que dans l’esprit de celui qui la rêve, explique la dématérialisation du corps: Rossetti n’aurait peint aucun nu, peu de chair, et le plus souvent le corps du modèle est enfoui sous une lourde robe dissimulatrice. Rossetti ne peut peindre, ni écrire, sans engagement émotionnel fort… à moins que ce soit le sentiment amoureux qui modèle son art. De là ces milliers de visages dessinant la bien-aimée, toujours sublimée. Certes, il s’agit parfois de préparations en vue d’un tableau. Mais le plus souvent, la caresse du crayon sur le grain du papier est celui de la main amoureuse sur le corps de la partenaire, du regard d’où émanent ces mots que l’on parle avec les yeux. 

Dante Rossetti, Annie Miller, circa 1860 © Tate Britain
Dante Rossetti, Pénélope (Ellen Smith), 1869 © Andrew Lloyd Webber Collection

The Rossettis
Tate Britain
Millbank, London SW1P 4RG
Du 6 avril au 24 septembre 2023
Du lundi au dimanche de 10 à 18h
https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-britain/the-rossettis

,

2 réponses à “Rossetti et ses dames”

  1. La fin de la critique de l’oeuvre de Rossettis est magnifique. Qui a perçu cette sensualité du tracé de l’artiste dans une période où cela était réprimé? Bravo

    • Hello Francis,

      C’est du vécu. Et merci à Christophe pour Les mots bleus: je lui ai emprunté « les mots qu’on dit avec les yeux ». Quant à savoir qui, à l’époque, a perçu la sensualité du tracé, c’est une autre question. Les « vrais » sensuels, dessinateurs et amateurs, certainement. Mais pas les oeil-machine-académiques-intello ou les prédateurs frustrés du grand public. J’ai reçu une remarque disant que « voir avec les yeux, cela ne tient pas debout ». Ah, l’image poétique !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *