Royer nous a quittés…


Royer, 1979, Le Soir © Royer / Le Soir 

En 1979, Le Soir publie un dessin qui fait sensation. L’ayatollah Ruhollah Khomeini joue au bilboquet avec notre planète. Suite au premier choc pétrolier en 1973, l’Occident tout-puissant devient le jouet fragile d’un intégriste paranoïaque et capricieux du tiers monde qui a deviné le tendon d’Achille des pays dits développés: l’appétit immodéré pour la consommation, et plus précisément la consommation d’énergies fossiles. Désormais, celui qui possède le carburant et les matières premières domine le monde. C’est la fin de la suprématie et de la domination occidentale. Ce dessin est signé Royer, qui dessine ici un événement, local, particulier, mais où l’état des relations internationales portant sur des décennies, sur un mode de vie, sur un modèle de civilisation, se raconte en un petit dessin sans parole. S’il fallait définir la spécificité ou le tour de force réalisé par les meilleurs dessins de presse, quels qu’ils soient et quelle que soit l’époque, cette image en serait un des exemples, tant aujourd’hui encore elle fait actualité.

2 Royer, 1993, Le Soir © Royer / Le Soir

Un autre dessin, publié en 1993 à l’occasion de la mort du roi Baudouin, reste dans la mémoire collective. Car si le roi a disparu, l’ombre blanche de son bras enserre encore affectueusement sa reine, tandis que l’ombre noire au sol affirme encore sa présence. Vus de dos, ils contemplent l’immensité de l’espace, hors du temps déjà. Un jour, elle le rejoindra. Si le registre émotionnel différencie radicalement le dessin du roi Baudouin de celui relatif à la crise pétrolière, ils ont cependant un point commun: un événement ponctuel rend compte d’une réalité bien plus vaste. Un fait isolé, banal même car partagé des millions de fois, rend compte d’un phénomène historique qui s’étend dans la durée et nous concerne toutes et tous.

Royer, sans date, exposition au Musée d’Ixelles © Royer / Musée d’Ixelles

C’est pourquoi Royer a inventé ce que l’on pourrait appeler l’escogriffe, du nom que lui a attribué Jacques De Decker jadis. Grand et maigre, à l’allure dégingandée, l’escogriffe ressemble aux pantins en bois articulés que les artistes utilisent afin de trouver la véracité anatomique d’une pose. Le côté anonyme du dessin — il n’a pas de regard — symbolise l’être humain un peu ahuri de se retrouver dans une situation qui le dépasse, plongé dans un monde qu’il peine à comprendre. Certains ont dit qu’il s’agissait de Royer lui-même, d’un résumé de sa vie, tant la réalité dépassait souvent la fiction à ses yeux. Jamais l’escogriffe ne prononce un mot, car seul le dessin parle.

Royer, sans date, exposition au Musée d’Ixelles © Royer / Musée d’Ixelles
Royer, la Femme, Editions Legrain, 1991 © Royer / Legrain

Royer aurait pu se contenter d’être l’un des meilleurs cartoonists de presse de notre époque récente. Mais il est aussi l’auteur d’un tout autre type d’images, qui interrogent le séculaire système de la représentation, tellement ancré dans notre culture qu’il nous semble normal et naturel. Etant exclusivement spatiales, ces images parlent pour elles-mêmes, sans le moindre mot. C’est pour cela que le dessinateur appelle cette série «les intemporels», là où le verbe n’a pas de prise et où le temps de l’actualité médiatique n’explique rien. Il s’agit d’un pur jeu avec les codes qui font les images depuis des siècles, dont Magritte a démonté la mécanique — même si les tons de leurs oeuvres s’oppose radicalement, Royer mettant le jeu et l’humour au coeur de ses images, ce que ne fait pas Magritte.

Royer, 1986, exposition au Musée d’Ixelles © Royer / Musée d’Ixelles

Royer a produit une longue série de dessins qui vont dans un tout autre sens. Ainsi, quatre hommes sont attablés, et se livrent à un étrange petit jeu où il est question de coccinelles. Qui sont-ils? Que font-ils? En quoi cette image dont la signification nous échappe a-t-elle pu un jour être considérée comme suffisamment importante pour être publiée dans la presse nationale? Il faut en effet beaucoup d’informations pour la relier au contexte du moment, à la petite phrase vite oubliée prononcée par l’un des quatre. Il est clair que cette péripétie laissera peu d’empreinte dans l’Histoire, même si à l’époque elle faisait la une des média. Voici un commérage pour lequel des tonnes d’explications sont nécessaires aujourd’hui pour en saisir le sens, alors que jadis et pour qui en possédait les clés de lecture, il parlait d’évidence.

Royer © Royer

Est-ce parce qu’il a d’abord été publicitaire que Royer a le sens de l’idée qui fait mouche? Ou parce que ce fin connaisseur de la peinture classique aimait tant Renoir et Van Gogh, Rembrandt, et surtout Picasso? Tous sont peintres, et adeptes des pâtes picturales épaisses et bien visibles. Royer n’a pas osé s’aventurer sur ce terrain, ne gardant que le mince tracé du trait noir sur blanc, comme l’exigeait la technologie des journaux imprimés de l’époque. L’exercice est périlleux, car la moindre imperfection ou le plus petit défaut graphique s’y remarque immédiatement. De Royer, on a trop vite retenu que les seuls dessins de presse classiques, sans voir le curieux touche-à-tout explorateur des limites parfois contradictoires du domaine qu’il s’est assigné. Pendant deux décennies au moins, il a été un des acteurs les plus significatifs du dessin de presse en Belgique, dans la lignée d’Alidor.

Né en 1933, Royer avait 90 ans. Depuis les débuts de l’an 2000, la maladie l’avait lentement rendu aveugle, l’empêchant de faire ce qu’il aimait le plus: dessiner. De désespoir, il a alors cadenassé son atelier. Nul n’y a mis les pieds depuis.

Royer, portrait de l’auteur devant un dessin de l’escogriffe, photo x © Royer

Bibliographie sommaire
. Illustrations de Entre les lignes, Jean Muno, éditions Paul Legrain, 1983.
. Variations sur le thème de l’arbre, préface d’Alexis Curvers, Honeywell Bull, 1983.
. Royer ou l’exactitude, catalogue du musée d’Ixelles, préface de Jacques De Decker, 1986.
. La politique autrement, préface d’Yvon Toussaint, textes de Charles Bricman, Paul Legrain, 1989.
. Histoires de Martens VIII, textes de Guy Duplat et Yvon Roy, dossier du journal Le Soir, 1991.
. La femme, préface de Paul Caso, Paul Legrain, 1991.
. Royer, les années Dehaene, préface de Guy Duplat, dossier du journal Le Soir, 1994.
. 20 ans de dessins, anthologie de l’œuvre, préface de Guy Duplat, éditions Luc Pire, 1999.

. Royer, Conversation avec… Vincent Baudoux, éditions Tandem, 2018

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9 réponses à “Royer nous a quittés…”

  1. Bonjour, et merci de votre commentaire. Pour préparer le petit bouquin paru chez Tandem en 2018, je me suis rendu plusieurs fois chez Royer, à Anderlecht. Nous y avons parlé de la couleur, tant j’étais frappé par les reproductions de Van Gogh et de Renoir qui vous accueillaient dès l’entrée. Raoul en disait deux choses: d’abord que face à ces grands maîtres, il se sentait tout petit, une sorte d’artiste du dimanche, et que quoi qu’il puisse faire, jamais il n’aurait pu atteindre cette qualité. Ensuite, lui faisant remarquer que Renoir et Van Gogh sont bien différents, voire opposés quant à leur vision du monde, il approuvait en disant que lui aussi se sentait déchiré de la même manière, entre la jouissance et le tragique.

    Nous nous sommes donc croisés à Waterloo, un grand moment !

    Sachez aussi que j’apprécie vos publications, que je lis toujours soigneusement, vous étant reconnaissant pour la qualité des informations qui s’y trouvent. De plus, cela m’évite souvent de fastidieuses recherches, chronophages comme on sait.

    Je vous salue cordialement 😉

    vb

  2. Bonjour, et merci du commentaire. Royer est en effet l’auteur d’un tout beau travail. Reste à espérer que quelqu’un, quelque part, songe à organiser une rétrospective aussi complète et parfaire que celle du musée d’Ixelles.

    Cela étant dit, il faut vous féliciter du travail réalisé à l’abbaye de Stavelot, avec des expositions toujours intéressantes et qui, on l’imagine, doivent être un parcours du combattant, en amont. Bravo.

    Cordialement 😉

    vb

  3. Hello Patrick,

    Merci de ton commentaire. En effet, depuis une vingtaine d’années, Royer vivait quasi reclus. Tu as raison, certains auteurs de grande qualité, comme Folon, entre autres, suscitent d’étonnantes réactions en forme de haussement d’épaule. Mais le temps corrige les choses: lorsque j’étais étudiant à StLuc, il était interdit d’évoquer Magritte, ce pauvre couillon qui n’avait rien compris à l’abstraction.

    je te salue cordialement 😉

    vb

  4. La force de Royer, c’est l’art du miroir qui renvoie sans esquive possible l’image définitive de nous même et de notre société…

  5. Bonjour Jean,

    En effet, c’est un des secrets de la réussite d’une oeuvre, être capable d’exprimer de manière originale le vécu et la sensibilité d’un grand nombre, et de son époque. Attention toutefois, si Johnny (ou Jésus) reste l’idole d’un grand nombre, est-il pour cela un grand artiste ?

    Cordialement 😉

    vb

    • salut Jean-Pol. Ta remarque est intéressante. Ne crois-tu pas que ce sont les contraintes de l’impression en noir et blanc, ajoutées aux critères du dessin d’humour et d’humeur que pratiquent ces deux auteurs qui font qu’au bout du compte on tombe sur des choses qui se ressemblent? Ce serait comme dans l’évolution du vivant: aux mêmes besoins, les mêmes réponses. il a y une autre similitude, est-elle fortuite? Sempé est né en 1932 et Royer en 1933. Sempé décède en 2022 et Royer en 2023. Si tous les deux ont vécu de longues années de vache enragée, par la suite leurs destins se sont bien éloignés si l’on voit la notoriété.

  6. Nouveau commentaire sur votre article « Royer nous a quittés… »
    Auteur/autrice : fontaine jean (adresse IP : 91.179.140.84, 84.140-179-91.adsl-dyn.isp.belgacom.be)
    E-mail : fontainetaurau@yahoo.fr
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    La force de Royer, c’est l’art du miroir qui renvoie sans esquive possible l’image définitive de nous même et de notre société…

    Bonjour Jean,
    Bonjour Jean,

    En effet, c’est un des secrets de la réussite d’une oeuvre, être capable d’exprimer de manière originale le vécu et la sensibilité d’un grand nombre, et de son époque. Attention toutefois, si Johnny (ou Jésus) reste l’idole d’un grand nombre, est-il pour cela un grand artiste ?

    Je te salue cordialement 😉

  7. Auteur/autrice : Xavier Zeegers (adresse IP : 91.176.60.168, 168.60-176-91.adsl-dyn.isp.belgacom.be)
    E-mail : xavier.zeegers@skynet.be
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    Royer était une Jean de la Fontaine politique car tous ses dessins étaient aussi éclairants que les fables, avec un minimum de mots, tout étant lumineux, au sens graphique mais éthique et rationnel à la fois, sans épanchements effusifs tapageurs. Il avait une sorte de discrétion efficace, de pudeur bienvenue à l’instar d’un Sempé. Voilà pourquoi, bien davantage qu’un humoriste, il fut un immense artiste qui a posé une vision graphique irréprochable sur tout ce qui nous a choqué, interpellé, entraîné, ému aussi. Son dessin lors du décès inattendu du roi Baudouin, sobre et bouleversant à la fois, sans pathos, mixte de finesse et d’élégance, restera un grand classique, une référence même. Une prouesse aussi: comment exprimer une émotion collective ? Réponse: sans bla-bla, sans chichis, en illustrant un moment unique, exceptionnel, un ressenti viscéral: soudain, « nous étions tous Fabiola » à la fois dans l’instant et comme hors du temps, faisant partie de l’Histoire; s’élevant même au-dessus d’elle. Il faudrait non pas seulement une rétrospective de son oeuvre, mais ouvrir un Musée Royer.

    Ohé Xavier,

    Je ne reprendrai que le dernier point de ton commentaire, concernant un éventuel musée Royer. Tu sembles oublier que oui sommes en Belgique, à Bruxelles. Les pouvoir publics n’ont pas été capables d’accueillir la veuve de René Magritte qui souhaitait tout léger à l’Etat belge, décrétant « cela ne nous intéresse pas ». L’actuel musée Magritte n’existe que par la gentillesse de quelques collectionneurs privés qui prêtent leurs oeuvres, on ne le sait pas assez. Faut-il revenir sur la saga d’un musée Tintin? Tout est désormais dans les mains de Nick Rodwell, faute aux pouvoirs publics qui l’ont méprisé comme ils ont dédaigné Hergé en son temps. Nous n’aurons donc jamais un musée de la BD de classe mondiale alors que nous avions tout sous la main. Les actuels remous autour d’un prochain musée du Chat, pourtant entièrement financé par Philippe Geluck, relève d’un autre type de fronde. Elle révèle le même état d’esprit: faire capoter tout ce qui est plus grand et meilleur que soi.

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