
Il y a longtemps que Luc Terios souhaite mettre en lumière les dessins de Silio Durt. L’actuelle exposition aux cimaises du restaurant Le Sorrento de Martine exauce ce vœu. L’affiche-flyer donne le ton: on y devine la patronne aux fourneaux, souriante. Mais l’espace est saturé de taches de couleurs, la feuille blanche est jonchée de signes graphiques discontinus, en un joyeux capharnaüm qui aurait peur du moindre vide. La pagaille règne dans une agitation où aucun élément graphique ne domine les autres et où tous les coloris sont sur le même pied.

© Silio Durt
Comment, par exemple, représenter une main? Une très vague esquisse de contour suffit, que l’on pourrait a priori comprendre comme un bout de papier chiffonné ou une montagne ou un caillou, ou n’importe quoi s’il n’y avait le contexte, qui fait que sa position dans l’ensemble devrait pouvoir représenter une main. Ce constat vaut tout autant pour les autres détails anatomiques, les yeux ou la bouche de la cuisinière, ou bien ses objets, couteaux, casseroles, ou encore les mets en train de cuire sur le feu. Rif-raf, en deux coups de cuillère à pot, Silio Durt a concocté une croquade peu virtuose qui se lit de deux manières, soit une image, soit un ensemble de graffitis qui ne veulent rien dire. On est loin du beau dessin académique.

Puisque la typographie est conçue pour donner une information claire et sans la moindre ambiguïté, la lisibilité doit être sa première mission. Elle devient ainsi un des arts les plus codifiés qui soit. Silio Durt n’en a cure, et lui impose le même procédé qu’à l’image: elle se constitue d’éléments brouillons cafouilleurs, bafouilleurs et bredouilleurs, qui remplissent leur rôle a minima. Le lecteur comprend d’autant plus vite qu’il sait d’avance ce qu’il cherche, et que la fréquentation de ce type de chahut visuel ne le perturbe pas. À la longue, toutefois, avec un peu de pratique, la lecture s’effectue sans le moindre souci, comme s’il s’agissait d’une langue étrangère que l’on a apprise.
Comme il ne peut s’empêcher de pimenter son invitation, Silio Durt complète sa communication par un texte de son cru, impeccablement rédigé, parfait dans sa mise en page, écrit en noir sur blanc dans la plus classique des typographies. Exposition oblige, les mots choisis se rapportent aux plaisirs de la table:
Alors que la saison virtuelle semble être toute propice à la fuite des cerveaux,
plongeons dans le réel et mettons-nous
À TABLE
concrètement, devant notre assiette
bien garnie en légumes craquants
noyés sous sauce riche à millions
écrasés par une pièce de masse figée
grasse à la mort.
Et ouvrons les yeux, car Silio Durt a sélectionné ses morceaux de choix et les a pendus au mur du Sorrento de Martine.
Pour vous accompagner jusqu’en mars comme le jus de la saucisse dans le beurre de la purée.
Alors pourquoi s’en priver ?
À TABLE

Silio Durt assimile ses dessins aux morceaux de choix d’un restaurant, et compare ses dessins ‘au jus de saucisse qui se mélange dans le beurre de la purée’. L’artiste se gave aussi de mots, de mots-valises, de mots composés, de mots dérivés, de calembours. Ainsi, ‘portrait’ devient ‘portraître’, ce qui joue un vilain tour à sa signification courante. Comment dire mieux la boulimie de l’artiste vis-à-vis des mots et de la nourriture graphique colorée qu’il coupe en morceaux comme des légumes? Ainsi, il faudrait voir ses dessins comme des minestrones graphiques où mijotent toutes sortes d’ingrédients tranchés à la main, certains étant hachés, râpés, effilés, moulus, brisés, pressés, écrasés, égrugés, réduits en poudre…

Ces œuvres seraient comme des plats imaginés par un cuisinier un peu dingue qui exposerait en rangs serrés l’intégralité des ingrédients dont il dispose — et il y en a beaucoup — sur la surface blanche de la feuille de papier. Faut-il rappeler que table et tableau ont la même racine étymologique ‘tabula’, signifiant ‘plateau’, ‘surface plane’? Le hasard faisant bien les choses, les cadres accrochés verticalement aux cimaises ont à peu près le même format que les petites tables horizontales du restaurant. Restaurant oblige, humour grinçant de l’auteur oblige, autour de chaque dessin quelques petits cadres noirs comme autant de mignons petits cercueils évoquent ces parasites indésirables qui font le cauchemar des bonnes cuisines. C’est une blague, bien sûr, étant donné l’impeccable propreté des lieux.


Chaque dessin propose une nouvelle mise en scène, un nouveau plat. Chaque dessin, chaque plat devient une création inédite qui ne sera jamais élaborée qu’une seule fois. Il faut oser! Silio Durt l’explique de manière simple: ‘Dès que je sens que je m’ennuie, où qu’il n’y a plus de challenge, je me dirige vers quelque chose que je ne sais pas faire. Là, je galère… et c’est ce qui m’amuse.’ Mais, que l’on y prenne garde, car ce maître queux des images, sous des apparences de dérision, de culture underground assumée, est aussi un virtuose dans la maîtrise de chacun des aspects de son œuvre, et des techniques qu’il utilise, puisqu’il navigue avec le même bonheur dans le dessin, la peinture, la sérigraphie, et aujourd’hui le dessin digital. La visite de son site et de l’actuelle exposition vous convaincra.

Silio Durt, à table!
Cimaises du restaurant Le Sorrento de Martine
Rue de Laeken, 22 — 1000 Bruxelles
Du 24.01 au 17.03.2025
Du lundi au vendredi de 11.30 à 15h
noirjaunepisse@gmail.com
http://siliodurt.com
Une réponse à “Silio Durt, à table!”
À la 2, va pour un minestrone graphique Chef!