Si l’oeuvre de Barbara Hepworth rencontre un tel succès aujourd’hui, au point d’être considérée comme une des plus intéressantes du 20e siècle, c’est qu’elle se trouve exactement à la charnière de deux moments forts de l’art. C’est ce que montre l’actuelle exposition du Tate St Ives, aux Cornouailles.
L’Anglaise, née en 1903, découvre sa vocation d’artiste dès l’âge de sept ans, à l’école, où la présentation de sculptures de l’Antiquité égyptienne l’impressionne. Passionnée, vers 20 ans elle entreprend un voyage en France et en Italie afin de voir en vrai les chefs-d’oeuvre de la sculpture qui la font rêver, et aussi pour apprendre à travailler le marbre selon la tradition classique dans les carrières de Carrare, les plus réputées du monde. Ceci lui confère une connaissance exceptionnelle du matériau et une virtuosité technique sans pareille. Parallèlement, les contacts artistiques avec Jean Arp, Alexandre Calder, Naum Gabo et Henry Moore l’initient aux avant-gardes de son époque. La rencontre de Constantin Brancusi en 1932 l’ébranle particulièrement, le sculpteur lui soutenant que « l’on peut détacher la sculpture de la gravité des monuments aux morts ».
La Grande Guerre de 1914-1918 a été source d’innovations, et souvent dans le secteur de la technique. Dès 1917, et jusqu’en 1931, le mouvement De Stijl publie son premier manifeste qui revendique les retombées artistiques des modes de production industrielle, et souhaite inventer un art spécifique, impensable et infaisable auparavant. Si les premières réalisations en série sont indissociables de la Révolution industrielle en l’Angleterre au 19e siècle, le début du 20e siècle voit sa généralisation dans des produits pour le plus grand nombre, tout en restant de qualité. Le design industriel est né!
Barbara Hepworth comprend qu’elle peut désormais sculpter le matériau en soi. L’esthétique du design n’est jamais bien loin, tant l’artiste prend à cœur d’insister sur la qualité et la pureté de réalisation des formes et des objets qu’elle crée. La créatrice propose des contrastes de matières au sein d’une même pièce afin de confronter et augmenter leurs dissemblances, et n’hésite pas à colorer l’intérieur des volumes de teintes claires afin d’accentuer leur lisibilité d’avec l’enveloppe qui les entoure.
Tout ce modernisme ne doit cependant pas faire oublier combien Barbara Hepworth reste ancrée dans une vision nourrie du monde ancien, et, en particulier, de l’Égypte antique. En effet, chacune de ces pièces reste hiératique, massive, collée au sol et comme lovée sur elle-même. L’œuf et la sphère en seraient le schème abstrait. Hormis le socle, il est quasiment impossible d’y trouver la moindre ligne droite. On sent bien que l’artiste éprouve de la peine à tailler pour de bon dans le bloc initial, comme en témoigne Two Forms: la sculpture montre deux ensembles opposés et inversés, certes, mais comme le seraient les deux moitiés d’une orange: l’esprit ne peut s’empêcher de les réunir mentalement.
À la question de savoir comment sortir de ce trou noir de la matière, Barbara Hepworth répond en creusant un tunnel comme le ferait un ver. Avec le temps, chacune de ces sculptures devient un parcours où le plein devient faire-valoir du vide. Epidauros II, par exemple, est installé face à la mer, et une béance en son centre permet de focaliser sur l’horizon comme on pourrait le faire d’une longue-vue. L’ensemble de la sculpture devient un cheminement, indirect, varié, jamais rectiligne, qui met sur un pied d’égalité la matière à portée de main et la vision toujours changeante qui porte au loin. Le moindre déplacement du spectateur redéfinit ainsi l’ensemble, qui apparaît sous des jours toujours nouveaux. Jamais l’art antique conçu pour l’éternité n’avait imaginé cela.
Un voyage en Grèce en 1954 offre une autre révélation. Barbara Hepworth y découvre l’art des Cyclades, à peine plus récent que l’art égyptien antique. L’artiste moderne y trouve la confirmation de ses recherches, car si de face l’art cycladique se présente hiératique et frontal, quand il est vu de côté, le marbre blanc se présente en fines lamelles. La prouesse tient du prodige. Le contraste est donc grand selon que l’on regarde la sculpture de face ou de profil. De face, la surface affirme pleinement son étendue plane qui s’étale largement en deux dimensions, tandis que de profil elle se réduit à une tranche effilée et svelte, animée ici et là de légers renflements. Lorsqu’elles se situent près d’un plan d’eau, et qu’elles s’animent par la lumière changeante des conditions météorologiques, les créations de Barbara Hepworth résolvent désormais le paradoxe d’un temps immuable lié aux caprices des événements ponctuels et locaux. La stabilité de l’Égypte ancienne y fusionne avec la fluidité moderne.
Il reste alors à Barbara Hepworth une vingtaine d’années à imaginer des variations à partir de ces singularités. Elle mourra dans l’incendie de son studio au printemps 1975.
Barbara Hepworth: Art & Life
Tate St Ives
Porthmeor Beach, St Ives, Cornwall TR26 1TG, Grande-Bretagne
Du 26 novembre 2022 au 1er mai 2023
Du mardi au dimanche de 10.00 à 16.20h
https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-st-ives/barbara-hepworth-art-and-life
Une réponse à “Barbara Hepworth, sortir de son oeuf”
Je ne connaissais pas du tout. C’est remarquable. Eut-elle été un mec qu’elle serait parmi les plus grands sculpteurs modernes. Le temps lui rendra justice. Si toute création sort d’un trou noir ( la terre pour commencer) elle a su en faire émerger de la lumière. Chapeau !