Marie-Clémentine Valade naît dans le Limousin en 1865. Elle se fait appeler Maria, et ne deviendra Suzanne Valadon — son nom d’artiste — que bien plus tard, lorsque Henri de Toulouse-Lautrec l’affublera amicalement de ce surnom. En effet, à l’inverse de la légende biblique de Suzanne et les vieillards, la jeune fille, adolescente encore, s’offre volontiers au regard des artistes mâles d’âge mûr. Son caractère bien trempé lui vaut par ailleurs d’être appelée «Maria la terrible» dans le cercle des peintres, selon le mot affectueux d’Edgar Degas.
Avant de s’offusquer, il est impératif de se replonger dans l’époque afin de connaître les critères qui y avaient cours, car il ne faut pas faire de nos a priori contemporains des vérités éternelles, quoi que prétende la bien-pensance politiquement correcte actuelle. Enfant naturelle née de père inconnu, Marie-Clémentine est éduquée à Paris par sa mère, lingère et blanchisseuse. Turbulente dès le plus jeune âge, l’enfant se destine tout d’abord à une carrière de saltimbanque, acrobate dans un cirque, mais à quinze ans, une chute brise son avenir.
Marie-Clémentine est chargée de déposer le linge repassé par sa mère chez les clients. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance de Pierre Puvis de Chavannes, et devient rapidement son modèle. Puis le modèle de Renoir, et sa maîtresse. Les plus grands des peintres de Montmartre s’entichent de la jeune femme, heureuse de se trouver en si fascinante et captivante compagnie. Elle observe les artistes au travail, et n’hésite pas à solliciter leurs explications et à discuter de leurs choix et de leurs manières de faire. La gamine autodidacte venue de nulle part s’éduque ainsi intelligemment au contact des meilleurs.
Suzanne Valadon pose, mais pas seulement. Elle dessine et peint, conseillée notamment par Henri de Toulouse-Lautrec et Edgar Degas. Ce qui n’empêche pas la fille de mener une vie d’excès, sans se refuser le moindre des plaisirs dont les félicités charnelles. Les amants ne manquent pas, de passage ou pas, dont certains lui proposent le mariage. Sans succès, car Suzanne n’a pas envie de se priver d’expériences qu’elle ne connaît pas encore. À dix-huit ans, elle accouche d’un garçon, mais elle ignore qui pourrait être le père. Il prendra le nom de sa mère, avant que Miquel Utrillo, son père putatif, reconnaisse le petit Maurice, futur Maurice Utrillo. À plus de quarante ans, mariée très librement à Paul Mousis, Suzanne Valadon divorce quand elle s’amourache et épouse André Utter, un ami de son fils. Le beau blond au corps svelte possède de troublants yeux bleus, et la fougue de ses vingt-trois ans.
Adam et Ève, en 1909, témoigne de ce moment. Ce tableau retient l’attention parce que la végétation qui couvre le sexe de l’homme a été peinte des années plus tard, selon l’exigence des organisateurs du Salon d’automne de 1920. Parmi les milliers de représentations du thème, ce tableau serait unique parce qu’il inverse la position traditionnelle d’Adam, à gauche, et de Ève, à droite. Suzanne Valadon indique ainsi que désormais c’est la femme qui mène le couple, faisant fi de la civilisation patriarcale qui régit les hommes et les femmes depuis des millénaires. Suzanne considère son nouveau couple comme étant au départ d’une nouvelle ère. En ce sens, ce tableau est un moment originel, une révolution. Faut-il voir Suzanne Valadon comme la femme qui a tenté de remplacer le mythe du minotaure prédateur incarné par Picasso par celui de la mante-religieuse?
Suzanne Valadon sera un des piliers de FAM — Société des femmes artistes modernes — qui met sur pied un salon annuel de 1931 à 1938, avec les figures de proue de l’époque, dont Marie Laurencin, Mary Cassatt, Camille Claudel pour ne citer que les plus connues. Enfin, ce tableau révèle un des fondements de l’art de Suzanne Valadon: la question du corps. L’ancienne acrobate qui collectionne les maris, les divorces et les amants a maintenant quarante-quatre ans, et on pourrait supputer que ce tableau présage ces artistes de la performance contemporaine qui n’hésitent pas à jouer de leur corps, de leur nudité publique ou intime, afin de faire oeuvre.
Comment envisager son corps de femme vieillie alors que l’esprit reste figé dans la fougue adolescente? Qu’est-ce que vieillir, séduire, inspirer les plus grands maîtres, la maternité, le mariage, l’intensité des amours passionnels ou passagers? Comment accepter le temps qui passe? De quoi l’avenir sera-t-il fait? Est-il prévisible car inscrit dans les astres? N’y a-t-il que des hasards, ou des rencontres? Voilà ce que dit ce tableau de 1912 intitulé L’Avenir dévoilé ou La Tireuse de cartes.
L’année suivante, Suzanne Valadon reprend le thème du déroulement du temps. Il montre la nièce de l’artiste et sa fille, ainsi que la poupée de cette dernière — une fille également. Leur relation semble problématique, tant les protagonistes semblent indifférentes l’une à l’autre, comme leurs regards n’affichent aucune connivence et portent dans des directions différentes. La communication n’existe pas entre ces êtres pourtant proches. À l’inverse, le tableau de Degas accroché au mur montre un spectacle de danseuses où la synchronisation de chaque partie dans l’ensemble, dans l’espace et dans le temps, est un des éléments d’une liaison réussie.
À première vue, La Chambre Bleue de 1923 s’inscrit dans la suite des femmes idéales alanguies sur leur couche représentées depuis la Renaissance, jusqu’aux Odalisques peintes par Ingres. Si en 1863, Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet font scandale, tant ces oeuvres s’éloignent de la vision idéalisée de la femme, les prostituées qui y figurent restent néanmoins offertes au regard des hommes. Il en va autrement avec la version de Suzanne Valadon, où la peintre représente une matrone épaisse saisie dans le désoeuvrement de son quotidien. Négligemment vêtue d’un débardeur et d’un pantalon de pyjama masculin, le regard ailleurs, elle fume sa clope. À l’époque, le cliché veut que les femmes légères fument la cigarette. Par son sujet, ce tableau serait le manifeste de la femme libre, qui s’est créé sur mesure un cocon de douceur, d’harmonie et de confort comme le suggèrent l’édredon et les draps aux motifs colorés. Mais elle est seule, dans un mélange de volupté et de lassitude. S’ennuierait-elle? Le tableau où elle figure se trouve bien loin des audaces picturales et des intensités colorées que Matisse et Picasso proposent au même moment?
Il est bon de rappeler que la mère de Suzanne Valadon était lingère, blanchisseuse et repasseuse, une fonction où l’on s’évertue à rendre les choses présentables, où l’on nettoie les souillures intimes afin de restaurer la virginité du paraître social. Il y est question de la représentation soumise aux conventions. Or, cette question de la représentation est au coeur des expériences artistiques que Suzanne Valadon découvre lorsqu’elle pose en tant que modèle et fréquente les artistes les plus novateurs de son époque, puis se confronte au tableau qu’elle-même souhaite peindre. Révolutionnaires par les sujets et les contenus présentés, le processus, la forme et les moyens picturaux utilisés restent cependant parmi les plus traditionnels.
Pablo Picasso sera une des rares personnes présentes au chevet de son amie lorsqu’elle rendra son dernier souffle en 1938. Leur respect mutuel vient-il d’avoir osé écouter leur corps, l’animal sexualisé que la société désapprouve et réprime, hier comme aujourd’hui? «Que des hommes m’aient aimée comme une femme que j’étais, soit ! Mais je veux être aimée des hommes qui ne m’auront jamais vue, qui demeureront à rêver, à méditer, à m’imaginer devant un carré de toile où, avec quelques couleurs, j’aurai mis une image et aussi un peu de mon âme».
Suzanne Valadon. Un monde à soi
Centre Pompidou-Metz
1, Parvis des Droits de l’Homme
F – 57000 Metz
Du 15 avril au 11 septembre 2023
Tous les jours sauf le mardi et le premier mai
De 10 à 18h
https://www.centrepompidou-metz.fr/fr/programmation/exposition/suzanne-valadon
L’exposition sera ensuite présentée au Musée d’Art de Nantes, du 27 octobre 2023 au 11 février 2024, puis au Musée national d’Art de Catalogne à Barcelone, du 1er avril au 1er septembre 2024.