The New Yorker confie sa couverture à un Belge


Ils ne sont que cinq Belges à avoir eu l’honneur de dessiner la couverture de The New Yorker depuis sa fondation en 1925. Le prestigieux hebdomadaire américain est tiré à plus d’un million d’exemplaires. Étant donné la diffusion mondiale du magazine, le seul critère est l’absence de texte ou de légende. Cela mis à part, tout est permis, ce qui favorise un vrai travail d’auteur.

Klaas Verplanke, The New Yorker, cover 2024.03.25 © l’auteur / The New Yorker

Klaas Verplanke est le plus récent parmi cette série limitée. Voici comment il raconte l’événement: ‘C’est un peu comme atteindre le sommet de l’Himalaya. (…) J’ai passé deux ans à envoyer des idées de couvertures. Il y a eu environ 200 esquisses au total, mais elles ont été rejetées à chaque fois. Jusqu’il y a quelques semaines où Françoise Mouly, directrice artistique du magazine, s’est souvenue d’une esquisse envoyée… il y a dix ans, et qui convenait au thème du numéro spécial consacré aux mots croisés.’ L’image montre des passagers du métro new yorkais, indifférents, fatigués, qui vont au travail ou en reviennent. Une dame est vêtue d’un manteau à carreaux noirs et blancs comme le seraient les grilles de mots croisés (d’où le titre On the grid), tandis que son voisin cruciverbiste s’adonne à sa passion… sur le pardessus de la femme, qui reste impassible. Il y a donc là une animation potentielle, développée ensuite par l’auteur pour le site du magazine. Il faut souligner les qualités graphiques et colorées de cette image tout en grisaille, où chaque rouge s’assourdit afin de mettre en valeur le noir et blanc du manteau.

La visite du site de Klaas Verplanke montre bien comment, au long des années qui passent, le graphiste est habité par l’esprit de The New Yorker. C’est-à-dire qu’il construit des images qui nécessitent une idée simple, amusante, mais qui fait réfléchir sans blesser personne ni effaroucher aucune conviction. La possibilité d’un développement en animation est un plus. La plupart des images qu’il crée répondent à ces critères. Les séries The Blown Cover, The Drown Cover et The Burnt Cover poussent le mimétisme si loin qu’on pourrait les considérer comme étant immédiatement transposables vers The New Yorker, car il suffit de modifier le titre, qui adopte déjà la mise en page et la typographie ad hoc.
https://www.klaas.be

Klaas Verplank. The Blown Cover, non daté © l’auteur, tous droits réservés

Jan Van Der Veken, The New Yorker, cover 2009.12.07 © l’auteur / The New Yorker

Jan Van Der Veken est le quatrième Belge à avoir été choisi pour dessiner une couverture de The New Yorker. En date du 7 décembre 2009, elle montre une scène telle qu’il y en a des milliers pendant les jours avant la fête de Noël. Un couple sort d’un magasin où il a effectué ses achats. Il fait froid, la neige tombe, mais la femme et l’homme ont chaud au coeur, et ils sourient de bonheur car ils vivent au coeur de l’abondance, dans le monde idéal de la consommation. L’écharpe de l’homme — à moins qu’il ne s’agisse du ruban d’emballage des cadeaux — danse la valse en tournoyant dans tous les sens: c’est déjà la fête, et l’imagination toupine dans l’idée du bonheur anticipé. La construction graphique de l’image vaut la peine d’être signalée, avec son cadrage serré sans décor, son point de vue en contre-plongée, sa gamme colorée tout en gris réveillés par le long ruban orange et or, autant que les éclats de couleur blanche. L’ensemble induit un climat un peu vieillot, dans la pénombre, mais qui sent bon les moments heureux.
https://janvanderveken.be

Benoît, The New Yorker, cover 1991.12.16 © l’auteur / The New Yorker

Benoît van Innis nous a quittés il y a peu. Depuis 1991, il avait signé cinq covers pour The New Yorker, toutes empreintes du même esprit de nonsense un peu désabusé. Les relations humaines compliquées semblent être son terrain de jeu favori, avec un soupçon de cruauté dans la manière de considérer l’autre comme un objet, par exemple quand ce mari se transforme en support pour les guirlandes du sapin de Noël, où quand cet adulte tient huit enfants en laisse au moment de partir pour l’école. Benoît a l’art de visualiser ces situations délicates dans une ambiance malgré tout légère et bon enfant, qui génère toutefois un sentiment de solitude. Au-delà de ces contenus humoristiques, Benoît rallie le grand public par un graphisme proche de l’esquisse qui ne laisse apparaître aucune virtuosité, presque naïf, même si les professionnels savent que cette ingénuité requiert beaucoup de science.

Ever Meulen, The New Yorker, cover 1999.10.04 © l’auteur / The New Yorker

L’image d’Ever Meulen publiée le 4 octobre 1999 propose un couple en pleine lévitation. Un chat et un oiseau accompagnent le duo sur leur petit paradis en forme d’oreiller. Ces Adam et Ève contemporains, chastement vêtus, trouvent cependant leur bonheur en lisant un livre, choisi parmi les dizaines dont dispose la bibliothèque. Aucune machine sociale ne trouble leur sérénité, pas le moindre écran, pas de téléphone, pas de télévision. La scène se passe à New York, surnommée la ville qui ne dort jamais, et pourtant le monde extérieur sommeille, calme et sans bruit. Ce couple est hors du monde de la consommation, tout en étant en son cœur même, preuve que l’on peut s’envoyer en l’air autrement qu’en participant à la frénésie des temps modernes.

Le plus important, toutefois, est le processus mis en route par le graphiste. Si un rapide coup d’œil fait croire au joyeux désordre qui règne dans la pièce, un regard plus attentif perçoit combien cette fresque est composée de trois fragments antagonistes. Au centre, l’ascension depuis le sol jusqu’au petit soleil de l’ampoule d’éclairage. Nos Icare modernes n’ont pas besoin de recourir aux ailes des anges, un coussin leur suffit, peut-être en souvenir de la performance new yorkaise d’Andy Warhol, où des coussins gonflés à l’hélium flottaient dans la pièce. La vision de spationautes-astronautes-cosmonautes nous est aussi devenue familière, lorsque de la station orbitale ils perçoivent à la fois le jour et la nuit, ce que confirme la trouée ouverte jusqu’à la lune, à gauche, tandis que les lumières allumées et éteintes rythment les façades. À droite, ancrée au sol, on voit l’amorce d’une bibliothèque avec son espace saturé et contraint. L’illusion d’unité de ces trois régimes narratifs vient de la gestion colorée, le bleu ciel induisant un éther sans nuages, sans ombre, comme à midi, tandis que la lune brille dans la nuit noire. Comment imaginer la sérénité à partir de telles incohérences? Le savoir-faire d’Ever Meulen réside dans la cohabitation de ces contraires, sans le moindre heurt, dans le lieu réduit d’une chambre, tournant le dos au bruit la ville laissée derrière la fenêtre.
https://www.moorsmagazine.com/cartoons/evermeulennewyorkercovers/

Folon, The New Yorker, cover 1966.12.03 © l’auteur / The New Yorker

Folon s’y prend différemment, ne dessinant que l’espace public de la ville. L’image se colorie d’un quasi monochrome sépia-orangé en gradation du clair au foncé, sans contenir de vrai blanc ni de vrai noir. Elle pourrait évoquer l’impression d’un provincial visitant New York pour la première fois, avec une avalanche d’informations de toutes les sortes qui s’étalent jusqu’à l’horizon et au firmament. Toutes sont relatives au trafic, avec ses obligations et ses interdictions. L’ensemble des mâts qui les soutiennent, par leur multiplicité, se transforment en constructions verticales, hautes comme les buildings. Pourtant Folon ne dessine aucune construction, alors qu’elles représentent le symbole de New York! Pourquoi le ferait-il, puisque la gestuelle des humains se calque fidèlement sur ces injonctions routières qui codifient les flux? Ces petits personnages anonymes se mimétisent à leur environnement. New York et la vie contemporaine en font-ils des robots déshumanisés?

Jeune professionnel, Jean-Michel Folon dessine sans relâche, mais n’obtient que peu de succès. Au début des années 1960, en désespoir de cause et désargenté, le jeune homme envoie un rouleau de dessins à quelques magazines de la côte Est des États-Unis. Et, à sa grande surprise, plusieurs grandes publications — Fortune, Esquire, Atlantic Monthly, Time — lui commandent immédiatement des illustrations pour leur pages intérieures puis, régulièrement, des couvertures. La carrière du jeune Belge est lancée. En 1965, il se rend à New York et y rencontre son mentor, Saul Steinberg. Par la même occasion, Jeanloup Sieff introduit Folon dans les milieux d’avant-garde, où il se lie d’amitié avec de nombreux artistes, dont Milton Glaser. C’est en 1966 que paraît la première des cinq covers réalisées pour The New Yorker.

The New Yorker
https://thenewyorkercovers.wordpress.com
https://www.klaas.be
https://janvanderveken.be
https://fondationfolon.be
https://www.newyorker.com/tag/covers

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3 réponses à “The New Yorker confie sa couverture à un Belge”

  1. Excellente idée de Vincent Baudoux de nous présenter ces cinq artistes choisis par Le New Yorker.Et bravo à la mémoire de la directrice artistique!Je ne connaissais que Folon et Ever Meulen, deux tout grands!Parmi les trois autres, ma préférence va vers Klaas Verplanke et son dessin du Père Noël, le ventilateur à la main, quelle poésie, je suis sous le charme.

  2. J’imagine un ethnologue dans un futur très lointain qui découvrirait ces cinq « morceaux » d’archéologie graphique réunis. Il serait épaté par tant de talents convergents à la sensibilité si particulière rassemblés sur une surface si petite: notre pays. Chacun en exprime une part à sa manière originale dans ce que nous avons de particulier: une indépendance d’esprit, une audace, une inventivité et une richesse symbolique fabuleuse. Du Sud au Nord. C’est notre spécificité. Assez unique, et, on le voit, rayonnante pour les « étrangers ».. Il est dommage, et incompréhensible, que notre spécificité si exceptionnelle soit obérée par un gâchis politique qui nous pourrit la vie, alors que vu de l’extérieur, nos talents sont à ce point reconnus et appréciés. On aurait pu encore ajouter bien d’autres artistes, notamment De Roeck, Picha, Julian Key etc..

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