Un art baroque à Florence ?


L’affirmation pourrait faire sourire, tant la ville toscane est associée à la grande Renaissance classique. Les bouleversements culturels qui en sont les fruits rayonnent dans l’Europe entière. Ils modifient la vie intellectuelle et artistique du Continent pendant deux siècles, de la fin du XIVe à la fin du XVIe. Si une longue suite de hasards et de coïncidences expliquent l’émergence d’un tel succès, quatre éléments se précipitent à un moment donné pour créer une situation inédite. Cosimo de Médicis (1389-1464) est issu d’une famille de marchands habiles et entreprenants, qui deviennent à la fois banquiers, chefs de guerre et stratèges politiques. La maîtrise cumulée de ces savoirs devient la recette du succès et engendre une prospérité jamais vue: Florence devient la capitale du monde. 

Cesare Dandini, Allegory of Musical Fame, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection 

C’est le début des Temps modernes qui modifient l’idée que les humains se font de l’univers, qui réforment la place de la religion, qui inventent de nouveaux moyens de diffusion et d’information, qui initient les grandes découvertes par l’exploration maritime, et qui innovent une multitude de nouvelles ressources techniques grâce aux découvertes scientifiques. Mais, dans le même temps, de grandes peurs secouent les esprits, comme la Peste noire, les révoltes populaires, la guerre de Cent Ans, les avancées territoriales ottomanes, le grand schisme d’Occident, la décadence morale de la papauté, etc. 

La distinction entre architectes, sculpteurs et peintres est une idée peu pertinente à l’époque, car les meilleurs pratiquent avec un égal bonheur chacun de ces domaines, que nous différencions. L’architecture a été le premier grand moteur du changement artistique, moins parce qu’elle rompt d’avec les techniques plus ou moins empiriques des constructions gothiques, que parce qu’elle se fonde sur des concepts abstraits comme l’idée, la symétrie et les proportions. La Cité idéale, peinte vers 1480, longuement attribuée à Piero della Francesca, figure un temple romain en son centre, et non plus une église. La perspective, l’art de calculer et de représenter les trois dimensions du réel sur les deux dimensions du support à peindre, y règne en maître. Elle organise la totalité de l’espace dans l’harmonie et sans la moindre erreur.

Toutefois, il n’y a pas âme qui vive dans ce tableau, la végétation se réduit à quelques plantes en pot ou à des fragments de paysages lointains, et deux pigeons solitaires, parasites, squattent une corniche. Les architectes sont de connivence avec leurs commanditaires au pouvoir, dans la volonté de retrouver la grandeur fantasmée de l’Antiquité dont le Colisée est témoin, comme le Panthéon, les thermes de Dioclétien et de Caracalla, et l’antique Saint-Pierre démolie au début du XVIe siècle. Les sculpteurs Ghiberti, Donatello et Michel-Ange, ne sont pas en reste, avec un retour aux thèmes et aux formes oubliés de l’Antiquité qui incluent l’esthétique du corps humain nu. Quant aux peintres, il suffit de nommer Vinci affirmant que «L’art est une chose mentale», et Raphaël surnommé «Le divin».

Cercle et ellipses

Raphaël, Madonna of the Chair, 1513, Palais Pitti, Florence © Palazzo Pitti, Firenze

Onorio Marinari, Madonna and Child, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection 

Afin de mieux apprécier l’actuelle exposition de Bozar, il vaut la peine de se remémorer un tableau de Raphaël — non présenté ici puisque peint longtemps avant l’âge baroque — La Vierge à la Chaise du Palazzo Pitti, peinte en 1513. La mise en parallèle avec le tableau du baroque florentin Onorio Mariani (1627-1715) vaut le détour puisqu’il s’agit d’une reprise qui ne se différencie qu’à quelques détails près, mais qui sont significatifs. 150 ans environ séparent les deux oeuvres. Le tableau de Raphaël s’inscrit dans un cercle parfait, tandis que Mariani définit la scène dans un ovale. Car entretemps Johannes Kepler est passé par là, et a démontré la Loi des orbites. La conséquence est énorme: pas plus que la Terre, le soleil n’est au centre du monde, et dans le système des ellipses notre étoile occupe désormais l’un des deux foyers de l’ellipse.

L’image de Raphaël se cale parfaitement dans le schéma circulaire du Yin et du Yang, tandis que celle de Mariani ne connaît pas cette organisation et lui préfère le désordre de la vie au quotidien. Il en va de même avec la lumière, Mariani choisissant un éclairage et des ombres réputés réalistes, tandis que Raphaël égalise chaque surface de la même luminosité artificielle. La vierge et l’enfant de Mariani regardent le spectateur droit dans les yeux, créant ainsi un contact visuel et relationnel, affectif, ce que se gardent de faire les personnages de Raphaël. Il ne s’agit absolument pas de décréter qu’un tableau vaut mieux que l’autre, mais que l’un et l’autre témoignent d’un monde différent: l’idéalisme des débuts s’est frotté aux contingences du réel et s’y est adapté tout en gardant son esprit. 

Le mot «baroque» viendrait du portugais «barroco» qui désigne une perle imparfaite, aux formes inattendues et contraires à la perfection. L’église catholique romaine, menacée dans son autorité, a encouragé l’art baroque afin de répondre à l’austérité du protestantisme en prenant le fidèle par les émotions et l’irrationnel. La papauté lui en met plein la vue, expression à prendre au sens littéral. Et pas seulement, puisque le baroque joue sur l’exacerbation des sens, avec la musique, les senteurs rares, l’encens, la somptuosité des décors, les lumières surprenantes, les trompe-l’oeil, les étoffes luxueuses, toutes choses qui activent l’imagination. En saturant le pauvre bougre d’une overdose de sensations séduisantes, l’art baroque pressentait-il déjà le pouvoir de nos spectacles immersifs? 

La sainte et le saltimbanque

Cesare Dandini, Saint Dorothy of Cappadocia, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection 
Cesare Dandini, Saint Dorothy of Cappadocia, détail, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection

Sainte Dorothée de Cappadoce de Cesare Dandini (1596-1657) illustre ce programme idéologique: la jeune fille, ne voulant pas renier sa foi chrétienne, a été torturée avant d’être décapitée, sa bravoure recrutant entre-temps de nouveaux adeptes au christianisme. Coiffée de la triple couronne de la Vierge, de la Science, et de la Martyre, elle indique le panier miraculeux livré après sa mort à l’un de ses juges. Selon la légende, bien que l’on soit au début février, on y trouve des fleurs aux senteurs merveilleuses et des fruits frais de la première des qualités apportés du ciel par un angelot. Une telle avalanche de miracles n’est-elle pas une preuve de l’existence de Dieu? L’organisation picturale atteste, elle aussi, d’une telle prodigalité en mettant l’accent sur la richesse des bleus et les rouges vifs des tissus de luxe qui valorisent la carnation de la sainte. L’éclairage participe à la même émotion, la lumière déchirant avec violence l’unité de l’espace. Enfin, le visage ne doit plus rien à un quelconque modèle idéaliste: son air surpris pourrait être pris au hasard dans une foule, comme vous, comme moi. La sainte, c’est nous. Le paradis est désormais sur Terre. 

Giovan Domenico Ferretti, Harlequin and His Companion, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection

Arlequin et sa Compagne de Giovan Domenico Ferretti résume bien le propos où l’on passe des images idéales, hors du temps, parfaites dans leur organisation plastique, paradisiaques au sens premier du terme, à une image ponctuelle, représentative de la Commedia dell’arte dont elle est issue. Arlequin n’est plus un dieu, ni un saint, mais un saltimbanque à l’affût d’un bon coup, insouciant du qu’en-dira-t-on et du futur, subsistant de peu et ne pensant qu’au plaisir. Son costume illustre ses multiples facettes dont aucune n’est meilleure que les autres. Rien dans sa condition ne fait de lui un être divin. Ses préoccupations ressemblent aux désirs de la plupart des mortels. Il n’est pas idéal, il n’est pas un saint, il est des nôtres. 

Felice Ficherelli, Allegory of Poetry, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection 

On ne peut visiter cette exposition sans évoquer les cadres qui entourent la plupart des oeuvres, et qui dès le départ en sont une partie intégrante. La plupart sont les originaux. Lorsque l’encadrement original était endommagé ou ne pouvait plus remplir son rôle, d’autres ont été récupérés auprès d’oeuvres similaires de la même époque. Dans quelques cas, un atelier florentin contemporain, spécialisé, a reconstruit un cadre selon un modèle et les techniques de l’époque. Ce souci du détail significatif de la volonté des collectionneurs de rester au plus proche de l’esprit original vaut la peine d’être noté. 

La plupart des oeuvres exposées est issue de The Haukohl Family Collection, basée à Houston aux USA. Dès 2018 le MNAHA de Luxembourg a initié la tournée européenne de cette exposition qui se termine à Bozar Bruxelles en 2023, après avoir fait halte à Florence, et ensuite dans quelques villes d’Allemagne, la famille Haukohl étant originaire de ce pays. Ce fut un plaisir immense d’entendre Sir Mark Haukohl raconter moult anecdotes concernant quelques-uns des tableaux, et dire les surprises apparues lors du nettoyage et la restauration des oeuvres. Depuis plus de 35 ans, Sir Mark collectionne les oeuvres du baroque florentin, et est le co-fondateur du Medici Archive Project.

Cesare Dandini, Saint Catherine of Alexandria, photo Tom Lucas © The Haukohl Family Collection

Le baroque à Florence
Collection de la famille Haukohl
En coproduction avec le Musée National d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, Luxembourg
Bozar, rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles
Du 26 avril au 21 juillet 2023
Du mardi au dimanche, de 10 à 17h
info@bozar.be
https://www.bozar.be/fr/calendrier/le-baroque-florence

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2 réponses à “Un art baroque à Florence ?”

  1. Je préfère Ferretti à Giacometti, l’Arlequin à l’affut d’un bon coup et du plaisir dans l’instant au noble et digne Homme qui marche aussi péniblement que dignement. Le problème est qu’en très grande partie c’est le hasard qui décide de notre parcours. Nous sommes tous les otages du destin. Toute vie est baroque car il y toujours quelque chose qui cloche. Transformer sa vie un art: le seul défi qui vaille. Quasiment jamais gagné.

    • hello Xavier, si le hasard décide de nos parcours individuels, c’est aussi à cause du moment et donc des circonstances de nos parcours de vie. L’environnement déterminerait ainsi pour une bonne part de nos actions, et des oeuvres des artistes. Aujourd’hui, dans nos conditions, Rembrandt ou Van Gogh seraient-ils des génies ?

      😉

      vb

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