Une fleur impérissable…


Un article en duo signé Xavier Zeegers et Vincent Baudoux. L’intégrale de ce texte sera publiée au prochain numéro 75 de la revue des Amis de Hergé.

Photographie © Xavier Zeegers

La tombe d’Hergé au cimetière du Dieweg à Uccle est assez discrète. Ce champ de repos n’étant pas le Père Lachaise parisien, aucune foule ne s’y presse. Le lieu, désaffecté depuis 1958, est devenu un lieu de promenade, et a fait l’objet d’une dérogation afin d’y accueillir Georges Remi, dont la dernière maison se trouvait à deux pas. Sur la tombe, mis à part le patronyme, la sépulture ne porte aucune citation ou allusion à la vie ou à l’œuvre du défunt. Mais, au moment de notre visite, un détail a déclenché notre sourire malgré la tristesse: un os en plastique déposé là. Le clin d’œil à Milou va de soi. 

Le dessin de la tête de Tintin est construit d’une ellipse toute simple, lisse et sans aspérités, avec des petits ronds pour les yeux et le nez. Son épure est si parfaite qu’elle incarne l’idéalisme auquel l’être complexe de chair et de sang nommé Hergé ne pouvait prétendre, même si l’ancien boy-scout y aspirait peut-être. Le dessin de Milou, au plus il s’affirme et sous prétexte de figurer au mieux sa robe et son pelage, se trace de manière bien différente. Voici un contour rugueux, en dents de scie, fait de pics et de creux irréguliers, qui se hérisse et semble incertain, loin de la ligne claire. 

Hergé, Tintin chez les Soviets, 1929 © Tintinimaginatio 2023

Milou ouvre le bal dès les cases initiales de Tintin au pays des Soviets. Il y tient le crachoir plus que son maître, toujours prêt à assurer ces besoins prosaïques et vitaux que ne connaissent pas les héros de papier: manger, dormir. Milou hésite, bravache, mi-chien et mi-tigre, couard devant un vrai félin, mais fanfaron devant les animaux de basse-cour. Là réside son ambiguïté, à la fois animal et humain. Cette volonté de paraître et de donner des leçons sera mise à mal avec l’aventure au Congo. Milou y apprend que la rencontre avec l’animalité sauvage est loin d’être une partie de plaisir. Milou, chien domestiqué, a oublié que ses ancêtres étaient des loups. Il n’en mène pas large face aux bêtes les plus indomptées les unes que les autres. Le chien prend toutefois du galon en devenant préfet de discipline dans la classe où Tintin enseigne, avant de devenir le roi couronné d’une tribu de Pygmées. La consécration ultime est atteinte lorsque Milou s’inscrit dans la mythologie humaine, se prenant pour David ayant vaincu Goliath. 

Hergé, Tintin au Congo, 1930 © Tintinimaginatio 2023

Hergé, Tintin en Amérique, 1931 © Tintinimaginatio 2023

Milou sera quasi inexistant dans Tintin en Amérique, le récit suivant. Et pour cause: le danger vient surtout des humains. Néanmoins, la personnalité de Milou s’estompe, par exemple quand il est enlevé et que le détective rapporte à Tintin pas moins de dix-sept canidés aussi anonymes qu’interchangeables. Hergé songerait-il déjà à remplacer le compagnon de Tintin? Milou pâtit de l’entrée en lice des Dupondt dans Les cigares du Pharaon. Désireux d’exploiter au plus vite le potentiel du duo, Hergé délaisse le cabot, ne lui offrant d’emblée qu’une place… dans un sarcophage, promis à être embaumé pour l’éternité ! Plus tard, afin de couvrir sa fuite, Tintin demande aux soldats d’abattre ce chien enragé. Dès l’entame du Lotus bleu, Tintin se débarrasse de son chien en l’enfermant dans une malle. Il s’en faut de peu, ensuite, pour que l’animal ne soit décapité. Milou serait-il voué à la disparition? On peut le croire, le craindre, tant son rôle apparaît négligeable dans le récit qui suit, L’Oreille cassée.

Hergé, Les cigares du pharaon, 1932 © Tintinimaginatio 2023
Hergé, L’île noire 1937 © Tintinimaginatio 2023

Avec L’Ile noire, Hergé semble vouloir remettre Milou en selle. Moins parce que le compagnon de Tintin tire plusieurs fois son maître d’un mauvais pas, mais parce que le chien domestique affronte à nouveau, avec succès, quelques animaux plus forts et plus féroces que lui. Mais Hergé sent bien que le gag est en voie d’usure. Par contre, le scénariste imagine une trouvaille, d’abord anecdotique, mais qui révélera bien vite un potentiel énorme: l’alcool. Hergé souhaite-t-il se débarrasser de Milou au point de le rendre cirrhotique, ou de le servir en gigot, spécialité de la gastronomie syldave comme dans Le Sceptre d’Ottokar? C’est encore grâce à Milou que ce récit se clôt de manière heureuse, quand il rapporte le sceptre au roi. Hergé montre sa science de la bande dessinée avec cette triple case où l’on voit Milou face au dilemme de savoir s’il écoute son désir ou son devoir. Le choix est cornélien, sinon digne de Shakespeare, et a donné naissance à des milliers d’œuvres et de récits! L’os ou le sceptre? Le plaisir ou la rectitude morale? Voilà qui tourmente le cabot. Mais à l’idée de voir Tintin en Zeus brandissant un faisceau de dards en forme d’éclair décide Milou: dans un choix contre nature, il néglige l’os et rapporte le sceptre. Il est remarquable de voir comment Hergé a visualisé la séquence par le dessin uniquement. Pas un mot n’est prononcé alors qu’il s’agit d’un débat de morale, sinon de métaphysique, qui agite les humains probablement depuis la nuit des temps. 

Hergé, Le sceptre d’Ottokar, 1938 © Tintinimaginatio 2023

Milou se rend-il compte que c’est en fouillant les poubelles qu’il précipite sa perte? Le Crabe aux pinces d’or débute en effet avec une boîte de crabe qui devient l’objet d’une étrange chasse au trésor. Elle mène au Capitaine Haddock, dont c’est la première apparition. Haddock, rongé par l’alcool. Il y a cette vignette surprenante où l’on voit ensemble Tintin, le Capitaine et Milou. Alors que Tintin tente de raisonner le vieil alcoolique, Milou termine le verre de whisky repoussé en bout de table. Il est devenu banal de constater que le rôle de «grande gueule généreuse et pleine de défauts» qui contrebalance la perfection de Tintin a été repris à Milou par le capitaine Haddock. Toutefois, le vieux loup de mer (encore un chien sauvage, ce qui prouve que le vieil homme n’a rien perdu de son animalité) aux 220 jurons et insultes a récupéré ainsi du poil de la bête, comme le prouve le dessin de sa barbe. Si la couleur noire de sa pilosité est à l’opposé de celle de Milou, le noir remplaçant le blanc, son dessin en tracé de sismographe agité reste pareil. 

Hergé, Le crabe aux pinces d’or, 1940 © Tintinimaginatio 2023
Hergé, Le crabe aux pinces d’or, 1940 © Tintinimaginatio 2023

Assoiffé, déshydraté, victime d’un coup de folie, le Capitaine s’enfuit vers une mort certaine. Milou le retient par les bretelles. Quand elles cèdent, les deux protagonistes reviennent sur terre, Haddock par un bon en avant, Milou par un sacré coup qui le propulse en arrière. Hergé sent bien l’importance du moment, il dessine une longue image vide en son centre pour raconter comment le Capitaine s’inscrit dans le futur de la série, tandis que Milou est stoppé net. Une fois encore, l’économie de moyens du dessinateur Hergé aux moments clés de la narration est remarquable: les mots ou les éventuelles onomatopées sont remplacés par quelques signes indiciels, muets. L’entièreté d’un long discours se trouve dans l’association de ces quelques signes simples, et on ne dira jamais assez combien le dessinateur utilise à la perfection le moindre de ces signes graphiques, afin de faire parler ses images muettes. 

Hergé, Le crabe aux pinces d’or, 1940 © Tintinimaginatio 2023

Hergé ne peut se résoudre à abandonner ainsi Milou qui a sauvé tant de fois la vie de Tintin. Mais, la présence de Haddock, des Dupondt, de Tournesol, de la Castafiore réduiront progressivement le rôle de l’ami fidèle. Quelques belles séquences lui seront encore réservées çà et là, et Hergé ne manquera jamais de figurer Milou bien en place dans chacune des couvertures des vingt-quatre Aventures de Tintin et Milou. Hergé ne pouvait pas l’abandonner pour de bon. Tintin ne pleure que très rarement: quand il quitte Tchang à la fin du Lotus bleu; ou se résigne à abandonner les recherches dans les neiges du Tibet; mais aussi quand, dans Vol pour Sydney, il croit que Milou a été abattu. On songe à Lamartine et sa superbe Pensée des morts — poème repris et chanté par Georges Brassens — qui évoque « tous ceux dont la vie un jour ou l’autre ravie emporte une part de nous et murmurent sous la pierre: vous qui voyez la lumière, de nous, vous souvenez-vous? ».

Hergé, Le crabe aux pinces d’or, 1940 © Tintinimaginatio 2023

Ce 3 mars, 40e anniversaire du décès de Hergé en 1983. 

Xavier Zeegers et Vincent Baudoux


5 réponses à “Une fleur impérissable…”

  1. Une pensée pour notre ami… Banalité mais vérité de constater comme le temps passe ( …si vite). Si j’ai le temps ce we j’irai à Uccle ( puisque la réunion annuelle des Amis de Hergé m’amène près de Bxl ce samedi).
    Pierre tombale sobre, presque ligne claire . Rien à voir avec le monument de Jacobs (!)
    Qu’eût été le tombeau un temps commandé à Raynaud ?
    No sé…

    • Salut Jacques. Le Sphynx érigé pour Jacobs est en effet des plus évocateurs de l’esprit de l’oeuvre. Je n’ai jamais vu le projet envisagé par Jean-Pierre Raynaud, et on est peut-être passé à côté d’une vision particulièrement subjective. Toutefois, l’idée des petits carreaux en noir et blanc, comme le sont les cases vides d’une BD, aurait pu être un bon concept de départ. Mais la question ne se pose pas puisque cela en est resté au stade de l’hypothèse. Bien à toi 😉 vb

  2. Hello Geneviève,

    Je ne partage pas ton sentiment pour une raison simple: c’est Fanny elle-même qui a voulu qu’il en soit ainsi. Et son remariage avec Nick n’y a rien changé. Un ami qui tient à rester anonyme suggère que Nick s’y fasse enterrer aussi, et que l’on ajoute son nom sur la pierre tombale.

    😉

    vb

  3. Ohé Pierre (et Ariane, par RIc Hochet — dessiné par Tibet),

    Tes scénarios sont en effet amusants. Un autre serait qu’ils soient enterrés tous les deux aux cotés de Hergé. Cette possibilité vient de m’être communiquée par un ami pourtant peu facétieux, mais qui tient à rester anonyme.

    C’est Franquin qui racontait l’importance de ces petits éléments apparemment inutiles. Il disait que l’important était la petite porte que l’on laisse au fond de la case, car ils nourrissent l’imagination du lecteur, sans que celui-ci s’en rende compte.

    Hier, une année sans gouvernement, le Covid qui n’en finit pas, aujourd’hui Pout!ne… l’actualité n’est plus ce quelle était. Transformée en marathon, elle attend des dessinateurs qu’ils deviennent des coureurs au long cours.

    😉

    vb

Répondre à Jacques Langlois Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *