Edvard Munch, une mélancolie bien à propos


Le Cri, le tableau le plus célèbre de Edvard Munch, installe le peintre dans le club restreint des artistes les plus connus au monde. Cette peinture réalisée en tempera sur carton, un ensemble fragile, cristallise l’angoisse existentielle humaine. Livide, tordu par la peine, les joues creuses, le personnage se bouche les oreilles tant il n’en croit pas ses yeux. Ne lui reste qu’un cri, râle animal dans un décor où le ciel s’unit aux eaux tumultueuses du fleuve pour exprimer le tourbillon de la vie qui l’emporte. Autour de lui, le monde se tord, hallucine et tangue de partout, dans un tournis comme une envie de vomir.

Edvard Munch, Mélancolie © Kode Art Museums and Composer Homes, Bergen 

La biographie du Norvégien (1863-1944) montre que le long passage sur Terre de l’artiste n’aura pas été des plus réjouissants. Son père est vieux, médecin militaire extrêmement autoritaire et puritain. La jeune maman d’Edvard, tuberculeuse, meurt quand le gamin a cinq ans. Dès le départ, la santé du petit garçon défaille, il est sujet à des bronchites chroniques et des poussées fiévreuses à répétition. Il craint le froid. Sa soeur aînée meurt quand il a quatorze ans, et sa soeur cadette est très vite internée jusqu’à la fin de ses jours parce que sujette à une détresse psychiatrique aussi profonde qu’inguérissable. Seul son petit frère atteint l’âge adulte, mais meurt peu de temps après s’être marié. Munch reste un célibataire frustré toute sa vie, menant une vie dissolue et pleine d’excès afin d’oublier les misères. Un moment, il vit maritalement avec Tulla, en une relation difficile, tortueuse, torturée, ponctuée de violences réciproques. Le couple se nourrit de difficultés relationnelles, ce que représente le tableau Homme et femme, où des amants, au lit, nus, s’attristent et se désespèrent sans un regard l’un pour l’autre. Ces abus mènent l’artiste dans un état de dépression, et à de graves troubles physiques et mentaux. Pourtant le peintre y puise avec délice le sujet de ses tableaux. Mais, peut-il faire autrement? La maladie mentale lui en laisse-t-elle le choix?

Edvard Munch, Homme et Femme © Kode Bergen Art Museums, Rasmus Meyer Collection 

Passé, présent, avenir

Edvard Munch, L’enfant malade © Galerie Nationale, Oslo 


Quand il voyage à Paris, Munch fréquente surtout Gauguin, Lautrec et Van Gogh, chacun essayant à sa manière de s’en sortir et tentant de faire contre bonne fortune bon coeur. Paul Gauguin pense atteindre au bonheur en s’établissant au bout du monde dans ce que l’on dit un paradis, s’enivrant de couleurs. Henri Toulouse-Lautrec se vautre dans la luxure et les plaisirs charnels comme le montre la danse coquine de son pinceau. Vincent Van Gogh entreprend un voyage vers la lumière et le jaune du soleil: il s’y consumera. Quant à Munch, loin de tout essai de résilience, il se complaît dans son état morbide. Peut-être que ses malheurs lui apportent la renommée, les honneurs et le succès financier? Pourrait-il l’obtenir d’une autre manière? « La plupart de mes oeuvres ultérieures doivent leur existence à ce tableau » dira-t-il plus tard à propos de L’enfant malade, peinture reprise en six versions différentes sur une durée de quarante ans environ. Alors que Gauguin, Lautrec et Van Gogh se projettent dans un ailleurs meilleur en espérant y trouver un peu de félicité, Edvard Munch se nourrit exclusivement de son passé de guigne. Il s’englue dans ses adhérences sans trouver aucun plaisir pour quoi que ce soit, ni même pouvoir dire « C’était mieux avant »!

Présence et puissance du mythe


Le mythe romantique de l’artiste maudit est un peu en perdition au début du vingtième siècle artistique, qui est marqué par une sorte de « sortir de soi ». La plupart des artistes qui font bouger les choses ouvrent les fenêtres de l’atelier, et découvrent la lumière et les couleurs du plein air, soit l’exact contraire de l’enfermement dans lequel Munch se mure au même moment. C’est aussi la période historique où les scientifiques échafaudent le principe d’incertitude. En art, l’époque se caractérise par les vagues successives des « ismes ». Si ces mouvements déferlent, l’un bousculant l’autre, ils provoquent aussi l’insécurité des croyances et l’instabilité des évidences en multipliant les points de vue et les idées. Alors que l’on ne parle que de progrès et de la richesse produite par l’industrie et les puissances coloniales, ce monde qui change trop vite secrète un mal vivre qui connaîtra la Première Guerre Mondiale.… suivie de la Seconde une vingtaine d’années plus tard. Il y a en effet de quoi se gaver au malheur.

Edvard Munch, Les trois stades de la Femme © Kode Bergen Art Museums, Rasmus Meyer Collection 
Edvard Munch, Près du lit de la mort © Kode Art Museums and Composer Homes, Bergen 

Près du lit de la mort, est un autre épisode auto-biographique pour Munch, puisqu’il s’agit du décès de sa sœur adorée. Munch culpabilise, car il pense avoir été porteur du virus qui a tué sa sœur. Pourtant, le tableau s’attarde si peu à la morte, réduite à une vague blancheur, qu’il faut en référer au titre pour être convaincu. Par contre, l’œuvre met en évidence le patriarche en prières, nettement différencié des visages livides autour de lui. L’image de la cellule familiale bourgeoise, dans son monde clos, sombre, privé, a remplacé l’iconographie collective glorieuse, qui plaçait le sauveur du monde en pleine lumière, fût-il à l’état de cadavre, bien en vue sur la place publique, au vu et au su de toutes et tous.

Le temps des médias


Plus de deux mille années de civilisation chrétienne en Occident ont produit des milliers de chemins de croix, de crucifixions, de déposition de croix, de pietàs. Et presque autant de Christ en Majesté, Christ Pantocrator et Christ Imperator, comme après la pluie vient le beau temps. Ces ouvrages symbolisent la croyance qu’après la souffrance ici-bas, la béatitude dans l’au-delà est promise à qui fait acte de foi, s’agenouille et se soumet. Une assurance pour après la vie en quelque sorte, et surtout une manière bien commode d’accepter les tourments et l’injustice, les douleurs et toutes les choses négatives qui pourrissent le vécu. Il y a de quoi désirer son malheur, en effet, même si cet hypothétique royaume n’est pas de ce monde. Ces représentations remplissent un rôle pédagogique bien précis en ces temps anciens où le peuple ne savait pas lire, où ni les journaux ni les réseaux sociaux n’existaient. Ces images étaient à peu près l’unique source d’information, avec la prêche du dimanche à l’église.

Edvard Munch, Le soir sur l’avenue Karl Johan © Kode Art Museums and Composer Homes, Bergen 

On sait le phénomène actuel d’identification du public à la vie des stars et leurs petits secrets que dévoilent les paparazzi. L’œuvre d’Edvard Munch s’établit à la charnière des 19e et 20e siècles. Elle reflète ce moment où les médias tels que nous l’entendons balbutient dans les seuls journaux. Pour mieux situer l’écart qui nous sépare de cette époque, il suffit d’évoquer sa différence avec une des icônes actuelles parmi plus fortes et les plus connues: les Marilyn de Andy Warhol. Cela étant dit, l’apitoiement de certains artistes pour leur sort fait encore recette dans nombre de lieux dédiés à l’art contemporain, et semble avoir de beaux jours sombres devant lui. Ce ne sont pas les milliers de visiteurs émus devant les tableaux de cette exposition qui diront le contraire.

Edvard Munch, chefs-d’oeuvre de Bergen
Courtauld Gallery
Somerset House, Strand, London WC2R 0RN
Jusqu’au 4 septembre 2022
Tous les jours de 10 à 18h
https://courtauld.ac.uk/whats-on/edvard-munch-masterpieces-from-bergen/

La fois prochaine, un avant-goût des vacances

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