Vermeer de Delft, ou l’univers dans une coquille de noix


Vermeer de Delft, Vue de Delft, vers 1661-1663, La Haye, Mauritshuis © Domaine public

Vermeer de Delft (1632-1675) a longtemps été rangé parmi les petits maîtres peu importants, parce que peu d’informations biographiques permettent de cerner son oeuvre. Faute de mieux, le commentaire se rabat sur l’histoire, l’environnement géographique et la sociologie, voire la psychologie. Le 17e siècle hollandais, souvent qualifié de «siècle d’or», fascine parce qu’il met en scène un peuple peu nombreux et sans ressources naturelles, mais ingénieux et sans trop d’états d’âme, qui devient le plus riche et le plus puissant de la planète. Des milliers de peintures en témoignent. Vermeer se cantonne dans les scènes de la vie bourgeoise, familières et anecdotiques, qui rendent compte d’un monde cossu où se côtoient des objets du monde entier, et abondent dans la luxuriance des matières, des lumières et des textures. Il y aurait tant de thématiques passionnantes à décrypter, comme la musique, les étoffes et les tissus, l’avant-plan et l’arrière-plan, le net et le flou, les cartes de géographie, la technique et les processus chimiques qui fabriquent une telle lumière.

Vermeer de Delft, Le Géographe, vers 1668-69, Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut, © Domaine public

Aucun empressement non plus, jamais: un géographe médite en regardant par la fenêtre; une jeune femme tourne la tête; une autre verse du lait; la dentellière croise ses fils; un astronome rêvasse devant le globe terrestre; quelques jeunes filles à leur clavecin s’interrompent un moment; le peintre s’applique à sa toile; d’autres femmes lisent ou pèsent des perles; une petite ville de province paresse de l’autre côté de la berge; dans cette ruelle on vaque au quotidien… Vermeer ne s’intéresse pas plus aux agitations de la vie qu’à la nature morte, mais il travaille à partir de la lenteur du temps qui génère ses images.

Vermeer de Delft, Jeune femme à l’aiguière, vers 1658, New York, Metropolitan Museum of Art © Domaine public

En 43 années de vie, Vermeer n’a peint qu’une trentaine de tableaux. À ce jour, 34 sont admis comme authentiques, tandis que trois ou quatre autres font l’objet de discussions. Les analyses chimiques et spectrales montrent que les procédés techniques utilisés par l’artiste et le traitement des matériaux dont il se sert en vue d’obtenir des effets lumineux uniques exigent une telle lenteur d’effectuation.

Vermeer de Delft, La Jeune Fille à la perle, vers 1665, La Haye, Mauritshuis © Domaine public

L’image poétique de la perle venue des mers lointaines est une des plus puissantes qui habite l’imaginaire humain. La perle fascine parce qu’elle se forme à partir d’un corps étranger qui irrite l’huitre. Pour se protéger, l’animal secrète lentement un glacis qui neutralise l’agresseur. Si la brillance et la couleur de cette nacre dépendent de l’espèce du mollusque et de sa nourriture, ainsi que de la composition de l’eau où il vit, la perle dissout vite sa spécificité solide, pour se transformer en irisations lumineuses. Avec La Jeune Fille à la perle, la gouttelette de lumière minérale suspendue à l’oreille s’étend à l’ensemble du tableau, à commencer par la nitescence de l’épiderme devenu lisse comme la plus fine des porcelaines. Pour amplifier le contraste, Vermeer peint les étoffes plissées tout autour de manière plus chiffonnée. La sphéricité oblongue de la perle s’exporte dans les yeux, avec le minuscule éclat blanc qui orbite aux marges des iris et des pupilles. Même le turban bleu calque le dessin de son volume sur la sphéricité du bijou.

Vermeer de Delft, La Jeune Fille à la perle, détail, vers 1665, La Haye, Mauritshuis © Domaine public

À la même époque, à un jet de caillou de Delft, Christian Huygens décrit le système solaire avec ses corps célestes tournoyant sur eux-mêmes et en orbites autour du soleil. La plus belle de ces girations, cependant, reste celle du visage de la jeune femme, qui glisse du profil vers la face. Comme en une nuit de pleine lune, la rondeur lumineuse du visage s’oppose au fond sombre du tableau, sorte de voûte céleste composée des rouges et des verts presque noirs.

Vermeer de Delft, La Jeune Fille à la perle, détail, vers 1665, La Haye, Mauritshuis © Domaine public

Le centre géométrique du tableau se trouve pile au centre de la joue, en un point équidistant de l’oeil et de la perle, à la lisière fluctuante des zones éclairées et non éclairées des objets du ciel. Est-ce un hasard? Ce tableau raconte ainsi comment l’art de Vermeer prend sa source dans la poétique de la perle, petit concentré de lumière, pour s’étendre aux confins du monde visible: l’univers dans une coquille de noix.

Vermeer de Delft, La Laitière, vers 1658-1661, Amsterdam, Rijksmuseum © Domaine public

La Laitière est probablement un tableau aussi connu que La Jeune Fille à la perle. Sa récupération à des fins publicitaires y est évidemment pour quelque chose, puisque ce tableau met en scène — avec le pain — le mythe nourricier du lait, source de vie. Selon Walter Liedtke, l’image provoque aussi un «effet Joconde» car nul ne peut pénétrer les pensées de la servante aux yeux baissés. On en est réduit à des supputations, dont on cherche la clé dans le moindre des détails du tableau, surtout les moins évidents. Ainsi, le petit Cupidon en faïence sur le sol provoque bien des fantasmes, de même que les trous et les clous du mur du fond qui indiqueraient que quelque chose y était accroché jadis. Etait-ce une planche en bois à laquelle des cruches étaient suspendues? Étaient-ce d’autres instruments familiers du lieu et nécessaires au travail de la servante? Ou des tableaux? Pourquoi ont-ils été enlevés? Que signifie cette chaufferette à même le sol?

Vermeer de Delft, La Laitière, détail, vers 1658-1661, Amsterdam, Rijksmuseum © Domaine public
Vermeer de Delft, La Laitière, détail, vers 1658-1661, Amsterdam, Rijksmuseum © Domaine public

Tout autre chose est de s’interroger sur la manière dont le peintre organise les lumières, la perspective, les directions des flux qui entrent et qui sortent, les choses stables ou instables, le blanc et les couleurs. Par exemple, si l’on regarde ce tableau de très loin, perçu en tout petit donc, il appert que près de la moitié de sa surface représente un mur blanc, c’est-à-dire un désert d’informations. On ne dira pas une banquise stérile, car ce blanc évoque la crème du lait, et que l’on devine de multiples sous-couches colorées d’une richesse insoupçonnée au premier regard. Ce blanc se charge d’alluvions ocres et bleus de plus en plus foncés au fur et à mesure que se rapprochent des berges que sont les bords du tableau. Dans cet océan vide, quelques points émergent, ça et là, minuscules, au hasard, dispersés, lointains, un trou, l’épave d’un vieux clou. Vu ainsi, ce mur devient l’une des nombreuses cartes de géographie peintes par Vermeer, mais dont il n’aurait retenu que le principe, quasi abstrait, du relevé des points remarquables d’un espace donné. Vermeer aurait-il peint là une carte de géographie non figurative?

Vermeer de Delft, La Laitière, détail, vers 1658-1661, Amsterdam, Rijksmuseum © Domaine public

Ce grand mur blanc et vide, qui danse déjà comme un Mondrian, prouve qu’il faut aussi regarder la peinture de Vermeer à la distance de l’avant-bras comme le fait le peintre au travail. Et peut-être, pourquoi pas, à la loupe. Car c’est exactement ce que faisait le savant Antoni van Leeuwenhoek, un proche de Vermeer. L’homme est connu pour ses travaux à partir de microscopes construits de ses mains, par lesquels l’humanité découvre les protozoaires, les spermatozoïdes, et l’existence des bactéries. Soit la vie dans l’infiniment petit, invisible à l’oeil nu. Ceci répond aux découvertes de Christian Huygens dans l’infiniment grand. Voilà pourquoi il faut voir un Vermeer à la fois de très loin, et inversement laisser vagabonder l’oeil au plus près. On y découvre alors combien la stabilité apparente des corps solides se compose en réalité de milliers de particules mobiles et pétillantes, et combien l’évidence d’un bleu ou d’un jaune est en réalité un poudroiement d’énergies — des quantas, déjà? Chaque grain de couleur-lumière-énergie y devient tissu, pain, chair, mur blanc du fond…

Vermeer de Delft, La Laitière, détail, vers 1658-1661, Amsterdam, Rijksmuseum © Domaine public

La Laitière et La Jeune Fille à la perle seraient exemplaires de la fascination que l’art de Vermeer exerce sur les humains: d’un côté la perle irradie l’image en une expansion centripète jusqu’aux étoiles; de l’autre côté, la vastité vide du monde s’incarne de manière centrifuge dans le moindre recoin de toute chose. Pour Vermeer, le monde est autant une coquille de noix que de la poussière d’étoiles.

Vermeer
Amsterdam, Rijksmuseum
Du 10 février au 4 juin 2023
Tous les jours de 9 à 18 heures
Jeudi, vendredi, samedi de 9 à 22 heures
Uniquement sur réservation
https://www.rijksmuseum.nl/en/whats-on/exhibitions/vermeer
https://www.rijksmuseum.nl/fr/visitez


4 réponses à “Vermeer de Delft, ou l’univers dans une coquille de noix”

    • bonjour Jean, merci pour ton commentaire. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais il faut reconnaître combien l’enseignement de l’art, et celui des historiens d’art est loin d’être brillant dans notre pays. Le grand concept qui anime ces enseignements est celui de la vérification à tous les étages, au détriment de la vision. On se demande parfois si certains guides ont des yeux pour voir.

  1. Cher Vincent, J’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur de dessin, Mr Crickx, à l’Ecole Normale Charles Buls. Il passait ses vacances à sillonner les musées européens pour en ramener des dias qui allaient enrichir ses cours. En lisant tes interventions, j’aurais aussi aimer figurer parmi tes étudiants, JP

  2. Merci Jean-Pierre. A St-Luc et à l’Erg, j’étais en charge des débutants, et chaque semaine je réalisais une courte présentation d’un artiste ou d’une oeuvre à leur intention. Il s’agissait tout simplement de leur ouvrir les yeux un petit peu, et leur faire comprendre qu’une image, quand elle est bonne, est autre chose qu’une simple représentation codifiée par avance. Le tout dans un vocabulaire accessible.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *