Vincent van Gogh: Poets and Lovers


Ce titre étrange s’explique lorsqu’on connaît le parcours solitaire et torturé de Vincent van Gogh. Pour son deux centième anniversaire, la National Gallery de Londres a exceptionnellement obtenu quelques chefs-d’œuvre en prêt pour l’exposition. Parmi ces tableaux, on note le portrait d’Eugène Bloch, surnommé Le Poète, et celui du Lieutenant Milliet, Don Juan invétéré en grand uniforme, que l’on appelait L’Amant. On peut voir aussi aux cimaises Le Jardin des Poètes, un jardin public d’Arles situé non loin de la fameuse Maison Jaune où habitait le peintre, et où les jeunes Arlésiennes et Arlésiens aimaient à se retrouver dans la discrétion du couvert des sapins. En outre, l’exposition présente le Tournesols du Philadelphia Museum of Art qui a traversé l’Atlantique pour la première fois depuis presqu’un siècle, afin de recréer le triptyque formé de deux Tournesols encadrant La Berceuse, tel que l’avait initialement souhaité Vincent van Gogh.

Vincent van Gogh, Autoportrait à la palette, 1889 © National Gallery of Art, Washington D.C.

La réunion des tableaux présentés ici permet de comprendre le tourment vécu par l’artiste les deux années où il séjourne à Arles puis à Saint-Rémy-de-Provence, de février 1888 à mai 1890. L’Autoportrait à la palette se caractérise par sa dominante bleu foncé, d’où le visage émerge en contraste, clair, réalisé dans un quasi camaïeu qui utilise toutes les nuances de l’ocre, du roux au vert. Quant au sujet, il focalise sur l’intensité du regard, qui nous darde au plus profond des yeux. Ce tableau est peint comme le ferait un sculpteur, avec les traits du pinceau comme les traces bien visibles du burin. Cette double densité du regard, et du quasi relief accentué par la palette en avant plan, rend compte d’un monde plein et condensé. Ce monde où l’humain est le centre de toute chose déborde de questions existentielles qui le dépassent, de questions auxquelles il est impératif de répondre sous peine de mal vivre. Fils de pasteur puritain ayant goûté lui-même à la fièvre pastorale, Vincent van Gogh savait mieux que quiconque de quoi il s’agissait.

Vincent van Gogh, La chaise de Vincent avec sa pipe, 1888 © National Gallery, Londres

Avec La chaise à la pipe, le contraste avec cet autoportrait est optimal: le tableau propose une gamme colorée quasi inverse, avec ses jaunes-verts complémentaires du bleu dominant de l’Autoportrait à la palette. Le sujet représenté est des plus prosaïques, et vide (on y pose les fesses, ou sa pipe et du tabac) et l’angle de vue en plongée oblige le regard vers le bas. Les carreaux rougeâtres bien cernés du pavement s’opposent à la rivière de bleus. Autant l’autoportrait ci-dessus se voulait plein et condensé, autant le volume de cette chaise se défait en vides qui s’échappent par les barreaux trop espacés de cette cage. Ces deux tableaux peints à quelques mois de distance racontent le dilemme de l’artiste, incapable de choisir entre un monde dans l’angoisse de la quête du sens, et son contraire.

Vincent van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône, 1889 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Pour tenter d’en sortir, Vincent van Gogh se place dans des conditions autres que celles qu’il connaît. Ce déplacement bouscule ses connaissances, ses certitudes, et l’oblige à voir donc à penser autrement. Bien entendu, l’artiste ignore tout de ce qui l’attend mais se prête volontiers au jeu, car là, peut-être, pourrait se trouver une issue au dilemme qui le rend fou. Dans une lettre à sa sœur il écrit: ‘Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement coloré que le jour, colorée des violets, des bleus, des verts les plus intenses. Lorsque tu y feras attention tu verras que certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus myosotis. Et sans insister davantage, il est évident que pour peindre un ciel étoilé il ne suffise (sic) pas du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu.’ Alors que la tradition de la peinture et le bon sens populaire admettent qu’on ne voit rien dans le noir, Vincent van Gogh découvre ici que la nuit est une couleur, aussi nuancée que peut être un rouge, un vert, un bleu ou un jaune. Ce tableau s’étend à l’horizontale de son format, contrairement à la verticalité tournée vers le haut de l’Autoportrait à la palette, et d’où viendrait la lumière de la vérité. Seuls les reflets de l’éclairage artificiel pétille à la verticale comme des bulles de champagne, contrairement aux ‘cierges magiques’ distribués au hasard dans l’infini du ciel nocturne. Dans le coin inférieur droit, un couple vit son amour au bout de la nuit, en dehors du regard sociétal. Seuls au monde et sans se poser de questions, tout à l’unique désir de perpétuer la vie, les amoureux trouvent leur bonheur à l’unisson de l’un des grands spectacles de l’univers. Pour être précis, les météorologues ont relaté que le ciel représenté dans ce tableau correspond à la configuration céleste visible à Saint-Rémy-de-Provence, le 25 mai 1889, à 4h40 du matin.

Vincent van Gogh, Hautes herbes et papillons, 1890 © National Gallery, Londres

Le soleil étant levé, Van Gogh reconnaît cette générosité étrangère aux humains dans les jardins abandonnés de l’hospice Saint-Paul où il est interné, et où l’herbe pousse en formant des touffes hirsutes, avec toutes sortes de mauvaises herbes où volent des papillons. Dans une autre lettre à sa soeur, le peintre note que ‘Pour trouver le calme, il vaut mieux regarder un brin d’herbe, la branche d’un sapin, un épi de blé. Si vous voulez devenir un artiste, allez regarder les coquelicots rouges et blancs avec leurs feuilles bleutées, leurs bourgeons sur les tiges flambées gracieusement pliées.’ Plus tard, le peintre écrira ‘Même une larve mangeant les racines de salade est inconsciente de la transformation qui va en faire un scarabée, nous ne sommes pas conscients de notre potentiel de métamorphose.’ Voici donc l’artiste qui, angoissé de ses autoportraits, baisse les yeux et peint ces humbles végétaux luttant pour survivre parmi la caillasse, dans la sécheresse. Leur prolifération étonne, ils sont la vie anarchique qui s’adapte à son environnement pour accomplir sa mission: s’étendre sans se poser de questions, quelles que soient les conditions. Et pour cela, il n’est nul besoin d’implorer le ciel, car il suffit d’enfoncer ses racines dans la noirceur inconnue du sous-sol, et ramper. Cette profusion horizontale élevée à la dure peut même offrir le gîte et le couvert à d’autres formes de vie, à quelques insectes, dont les papillons blancs sont les signes les plus visibles. Les humains civilisés s’en sont vengés: en 1965, ici même, à la National Gallery de Londres, ce tableau avait été présenté la tête en bas, sans que nul ne s’en aperçoive.

Vincent van Gogh, Paysage à l’abbaye de Montmajour, 1888 © Rijksmuseum, Amsterdam

L’exposition propose aussi quelques dessins, magnifiques, parmi les centaines réalisés à cette période par l’artiste. Par rapport aux peintures, le dessin rend la démarche plus lisible, parce que les moyens mis en œuvre sont moins complexes: une plume en acier ou un bambou taillé, un peu d’encre et du papier suffisent, tandis qu’un tableau se fabrique à partir d’ingrédients plus sophistiqués, et de contraintes plus compliquées à gérer. La peinture nécessite davantage de temps et réclame de solides connaissances et un savoir-faire technique, ce qui est moins le cas du dessin. On peut lire ce Paysage à l’abbaye de Montmajour de plusieurs manières, dont l’une décrit la construction humaine, dans le chef de la tour verticale érigée afin de dominer le paysage et l’espace qui l’entoure. Elle s’oppose à l’étendue horizontale de la plaine cultivée qu’elle surveille jusqu’à l’horizon. Mais l’homme ne domine pas tout, car au centre de l’image, en gros plan, se trouvent un rocher et des éboulis dont la volumétrie et le poids signifient aux humains qu’il reste un immense caillou dans leur chaussure, un lieu où l’humain n’a pas (encore) réussi à imprimer sa marque.

On peut lire ce dessin monochrome d’une autre manière, car si l’endroit prolifère de ‘mauvaises herbes’, de plantes sauvages et autres adventices, il grouille aussi de vitalité, de générosité positive. Vincent van Gogh représente chaque type de plante par une inscription différenciée, un point, un segment de droite, une courbe qui la distingue des autres. L’artiste invente les signes de façon à ce qu’aucun ne soit pareil à l’autre; il prend soin à ce que chaque bout de végétation ait droit à sa marque individualisée, différente des autres quant à sa longueur, son écrasement, sa direction, son intensité lumineuse, etc. Et ce maquis que l’on dit envahi de parasites devient un paradis bourré d’invention et de créativité, à l’image de la vie et du ciel étoilé ‘où il ne suffit pas de mettre des points blancs sur du noir.’ Ce lieu fonctionne comme une réserve de bio-diversité graphique.

Vincent van Gogh, Flowering Shrubs,1889, Colección Pérez Simón, Mexico © Arturo Piera

Le fait est suffisamment rare: l’exposition présente deux ‘chaînons manquants’ — ici Buissons en fleurs —, sorte d’hybrides entre les dessins et les peintures abouties. Il n’en existe qu’une bonne dizaine sur les 150 dessins-peintures réalisés à l’époque à partir des jardins de l’asile de Saint-Rémy-de-Provence, où Vincent van Gogh séjournait après s’être mutilé l’oreille dans les circonstances que l’on sait. Ils diffèrent des dessins aquarellés, puisqu’il ne s’agit pas de simples rehauts ajoutés dans un second temps, pas plus qu’il ne s’agit de tableaux esquissés ou non terminés. Peints à la brosse, ils sont construits de craie et de peinture à l’huile diluée comme l’aquarelle, et de crayon sur papier, au format 60×40 environ, soit plus grand qu’un dessin classique, ou qu’un petit tableau. Outre cette technique mixte, van Gogh y développe une image naissant de coups de pinceau en série, quasi de même longueur et de même pression, horizontaux, verticaux, obliques: tout l’inverse des dessins. Seules quelques touches plus arrondies évoquent les fleurs. Ce vocabulaire formel innovant qui se distingue nettement à la fois des dessins et des tableaux ne sera cependant pas exploité par l’artiste. On peut expliquer ces exceptions en se référant à la correspondance du peintre, où il se plaint du manque de matériel, et surtout de toiles à peindre. ‘La nécessité est la mère de l’invention’ écrivait déjà Platon il y a près de 2.500 ans.

Van Gogh: Poets and Lovers
National Gallery
Trafalgar Square, Londres
WC2N 5DN
Du 14.09.2024 au 19.01.2025
Tous les jours de 10 à 18h
Le vendredi jusqu’à 23h
Fermé les 24, 25 et 26 décembre 2024, et le premier janvier 2025
https://www.nationalgallery.org.uk/exhibitions/van-gogh-poets-and-lovers

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2 réponses à “Vincent van Gogh: Poets and Lovers”

  1. À Amsterdam il y a déjà quelques années, le musée Van Gogh avait rassemblé les tournesols. Pourquoi VG avait-il travaillé cette série? Retrouver la lumière ou vouloir obtenir une peinture parfaite?
    Merci Vincent pour cette analyse fouillée ;0)

  2. Quand van Gogh peint la nuit, il dit qu’elle est en même temps plus lumineuse que le jour. Et quand il se focalise sur le feu du soleil au-dessus des champs de blé, c’est aussi sous la menace d’un ciel orageux et on est alors désorienté comme lui, ne sachant plus vers où se tourner. Le yin et le yang se télescopent. Serait-ce cela qui fait sa spécificité et aussi sa popularité? Un pont entre la Hollande et la Corée, soit l’Occident et l’Orient : Van Gogh est universel. Un caméléon déposé sur un plaid écossais comme disait de lui-même Romain Gary, autre suicidaire exalté.

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