Vincent van Gogh, une boussole qui a perdu le Nord


Lorsqu’il arrive à Auvers-sur-Oise en mai 1890, Vincent van Gogh, qui a 37 ans, est déjà consumé par la vie. Il vient de quitter l’asile d’aliénés de Saint-Rémy-de-Provence où il est resté une année, et ne sait pas que deux mois à peine le séparent de la mort. En 70 jours, il peint 73 tableaux et réalise 33 dessins. Une bonne part de ces œuvres fait l’objet de cette exposition.

Vincent van Gogh, Le Docteur Paul Gachet, 1890 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Vincent vient à Auvers pour se rapprocher à la fois de Paris et de son frère Théo, et parce que c’est là que réside le Docteur Gachet, une des rares personnes à qui l’artiste tourmenté fait confiance, et qui le soigne comme il le peut. Le Portrait du Docteur Gachet, un des premiers tableaux peints peu après l’installation du peintre dans le village, montre le praticien peut-être désabusé, ou résigné, tenant en main une digitale, une plante naturellement toxique mais excellent remède si administrée de manière idoine. Bien entendu, le dossier médical de van Gogh ne peut être apprécié comme il se doit que par la médecine. Aussi on se contente d’apprendre que depuis longtemps Vincent van Gogh méprise son corps, se nourrit mal et boit trop d’alcool. La syphilis et les maladies vénériennes l’épuisent, il souffre d’insomnies. Le dossier de la maladie mentale semble tout autant chargé, les praticiens actuels hésitant entre la schizophrénie, les troubles bi-polaires, voire l’épilepsie.

Vincent van Gogh, L’église d’Auvers-sur-Oise, 1890 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Son parcours de vie ne semble pas plus heureux. Il naît le 30 mars 1853, jour anniversaire du décès d’un frère aîné déjà nommé Vincent. Le gamin sent bien qu’il ne sera jamais qu’un substitut moins parfait que son original idéalisé. Il refoule les dégâts psychiques considérables, parce que socialement inacceptables. Il ne comprend pas non plus l’idéologie protestante héritée de Max Weber que lui inculque son entourage, selon laquelle la réussite professionnelle et financière est la confirmation d’une morale religieuse épanouie. Dans la famille, on ne voit aucune contradiction à être à la fois pasteur et marchand d’art, puisque cela fait partie de la même éthique.

Déchiré, Vincent choisit de devenir prédicateur au zèle exemplaire, mais une fois de plus son incompétence relationnelle conduit à l’échec. Tout ce qu’il entreprend vire au désastre, ce qui préfigure déjà le naufrage de son projet de communauté artistique qu’il mènera quelques années plus tard avec Paul Gauguin, et qui aboutira à l’anecdote de son oreille tranchée la veille de Noël 1888. L’église d’Auvers-sur-Oise montre un édifice germant de la terre, tout en verticalité, à l’assaut du ciel. Mais la pierre se gauchit et se tord comme si elle était construite en cire. La certitude minérale vacille. Pour y accéder, deux chemins sont possibles, mais l’un comme l’autre se termine en cul de sac. Comme dans le tableau représentant le Docteur Gachet, la couleur bleue du ciel s’étend sur une bonne part du tableau, en un effet d’apaisement que connaissent les cliniciens.

Vincent van Gogh, Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise, 1890 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Battant la campagne à la recherche de bons sujets à peindre, l’artiste se décrispe à la vue de chaumières. Au contraire de l’édifice religieux bâti au centre du village, ces modestes habitations s’étalent en périphérie, dans un hameau à l’écart. Loin d’être le point focal de la communauté, leur horizontalité les rend peu visibles, tant elles s’intègrent dans le paysage en s’y camouflant. Ces longères, avec leurs toits en chaume, se fondent dans leur environnement sans jouer la carte d’une quelconque individualité; il y en a des dizaines, toutes pareilles. Vincent van Gogh y ressent une intuition majeure pour son œuvre à venir, car ces chaumines lui font comprendre que l’exacerbation du sujet individuel vertical qui régit l’activité artistique depuis des siècles, et que lui-même a pratiqué notamment avec ses innombrables auto-portraits, est un poison. Historiquement, le sujet individuel se dresse, bien au centre comme l’église au milieu du village, au contraire de ces bâtisses à peine plus élaborées que des terriers et qui se fondent dans leur environnement.

Vincent van Gogh, Vase de fleurs, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

Racontés ainsi, avec le recul et la connaissance du dénouement de l’histoire, les choix à effectuer semblent évidents. Mais le concret du quotidien du peintre n’est certes pas aussi simple. Van Gogh avance dans le cirage, et une bonne part des tableaux de cette époque témoignent de ces tâtonnements. Ainsi, cet innocent vase de fleurs conserve le sujet, central, vertical; mais les options colorées et la manière de poser les empâtements tendent à réduire la particularité individuelle de chacun des végétaux, et inclinent à les confondre dans l’anonymat du fond vert. On est au cœur du travail artistique.

Vincent van Gogh, Épis de blé, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

Le scénario se précise avec Épis de blé, une toile peinte de si près de son sujet qu’elle détonne dans la production de l’auteur. L’œil navigue dans l’indifférencié, pressentant ce que Jackson Pollock développera bien plus tard en peignant ses toiles-fouillis, couchées sur le sol, et non plus verticales. Où trouver un centre dans pareille image? Où trouver un sujet exemplaire? Cela grouille comme des asticots végétaux. La vision rapprochée a ceci de particulier qu’elle altère un système de perception, fruit de l’évolution, conçu pour capter les informations relatives à la distance. D’autre part, nos conventions sociales exigent qu’un certain écart soit respecté entre les individus, la proximité intime n’étant tolérée que dans la sphère privée. Mais, malgré l’intérêt d’une telle vision proche, inédite pour l’époque, ce n’est pas vers là que l’intuition de van Gogh le mène.

Vincent van Gogh, Mademoiselle Gachet dans son jardin, 1890 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Mademoiselle Gachet dans son jardin tente de rassembler les éléments constitutifs de représentation par l’image que le peintre bidouille comme il le peut. Ils réunissent la tradition du sujet central, une vue à la fois proche et lointaine, le grouillement horizontal indifférencié et les singularités verticales. L’artiste peint la jeune femme comme s’il s’agissait de verdure, le visage, la coiffe et le bas de la robe étant réalisés sans tenir compte de l’anthropocentrisme qui pense l’humain comme étant le centre exemplaire de l’univers, nettement distinct et supérieur à toute autre forme de vie. Pour une fois, Vincent ne considère pas le sujet individuel comme un être malheureux et souffrant, rongé par le drame, puisqu’il se dissout ici dans un ensemble bien plus large, dans le processus de la vie en devenir, foisonnant et anarchique, imperméable aux passions humaines qui lui sont étrangères.

Vincent van Gogh, Paysage au crépuscule, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

« Un jaune de Van Gogh est un or alchimiste, un or butiné sur mille fleurs, élaboré comme un miel solaire. Ce n’est jamais simplement l’or du blé, de la flamme, ou de chaise de paille; c’est un or à jamais individualisé par les interminables songes du génie. Il n’appartient plus au monde, mais il est le bien d’un homme, le cœur d’un homme, la vérité élémentaire trouvée dans la contemplation de toute une vie. » écrit Gaston Bachelard dans Le droit de rêver. Que faire de ce soleil tant aimé, l’aimant qui a guidé l’artiste des brumes de son pays natal vers la lumière du Sud? Et si cette démarche avait été une erreur, dans la mesure où le soleil représente lui aussi un être absolument unique, central, dressé dans le ciel, source de la vie, le dieu suprême comme le pensaient les Égyptiens de l’Antiquité? Le peintre du Nord s’y est brûlé, consumé de l’intérieur. Paysage au crépuscule propose cette vision peut-être unique dans l’œuvre, du soleil transformé en trou noir. S’évanouir naturellement derrière l’horizon ne suffit pas, il faut masquer et inverser l’énergie de sa lumière. Avec ce tableau en forme d’éclipse, Vincent van Gogh deviendrait-il apostat, renoncerait-il à la croyance qui a déterminé son parcours de vie autant que son parcours artistique? Un signe ne trompe pas: le peintre adopte ici le format en double carré horizontal sur le chemin d’une vision panoramique, alors que la plupart des tableaux précédents étaient carrés ou verticaux comme des icônes. On songe aux auto-portraits. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si l’artiste aurait expérimenté des formats plus étendus encore s’il en avait eu les moyens? Quel rêve que celui d’un van Gogh au format des Nymphéas de Monet!

Vincent van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

Champ de blé aux corbeaux annonce la fin, avec le chemin qui ne mène nulle part, et les corbeaux qui se rassemblent comme les vautours. Le point central jaune du soleil s’est disséminé en fragments qui ont ensemencé la terre. Les épis ont mûri, prêts à être fauchés. Vincent abandonne le ciel pour retrouver la glèbe de sa terre natale, qu’il peignait avec Les mangeurs de pommes de terre, ou Les vieux souliers. S’imaginait-il tel un nouvel Icare, dispersé en mille touches de peinture jaune qui hésitent entre le vertical et l’horizontal? Elles vont là où le souffle du vent les emmène, la tempête gronde dans le ciel, le jaune s’inverse en son contraste violet foncé.

Vincent van Gogh, Champ de blé sous des nuages d’orage, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

Le jaune a disparu. L’image se réduit à deux surfaces colorées homogènes, seulement nuancées par les coups de brosse. En haut, un nuage blanc s’effiloche en fragments qui disparaissent dans le fond sombre, tandis que le bas accumule des touches comme autant de briques de Lego que seul leur coloris distingue. L’éventuel sujet se dissipe comme un morceau de sucre fondu, il ne reste que l’agitation de l’air, qui elle aussi s’atténue vers l’horizon. Plus rien ne se passe, l’entropie guette.

Vincent van Gogh, Racines d’arbres, 1890 © Van Gogh Museum, Amsterdam / Photo Van Gogh Museum

Le grand public a longtemps cru que ces panoramas étaient les derniers tableaux de Vincent van Gogh. Toutefois, le jour même de son décès, le peintre œuvrait encore au chantier d’un nouveau tableau, inachevé. Il diffère des précédents par bien des aspects, car il propose à nouveau un gros plan et une représentation, alors que l’on pensait l’artiste en passe d’y renoncer. L’image figure un talus engorgé de racines. On y voit un nouveau combat entre l’enfouissement dans la terre et l’éther lumineux, entre le désir de s‘évader dans la lumière et les touches lourdes comme la boue. Ces racines à ciel ouvert mélangent la végétation fraîche à des souches peut-être centenaires, c’est-à-dire qu’elles indiquent la cohabitation d’un présent fait d’avenir et de passé, de décomposition qui offre ses nutriments aux nouvelles générations. Ainsi va la vie. Et tant pis pour celles et ceux qui sanctifient leur singularité individuelle, centrale, futile et précaire, condamnée à l’oubli.

Vincent van Gogh, Autoportrait, 1889 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois
Musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing,
75007 – Paris
Du 03 octobre 2023 au 04 février 2024
Tous les jours, sauf le lundi, de 9.30h à 18h
Le jeudi jusqu’à 21.45h
Accès sous réservation d’un créneau horaire
www.musee-orsay.fr

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6 réponses à “Vincent van Gogh, une boussole qui a perdu le Nord”

    • Salut Jean-Pol,

      Vincent van Gogh est fascinant à bien des points de vue, parce qu’il cristallise un mal être sur les plans personnels, relationnels, sociologiques et autres. Bref, il cumule bien des problèmes dès avant de commencer à vivre, et serait en plus victime d’une des normes aussi bien cachée que active, qui sacralise l’idée d’individu.

  1. Belle découverte de certains tableaux moins médiatisés … couleurs, lumière et spontanéité… magnifique de commencer sa journée par cette lecture, cela me donne du soleil dans cette grisaille hivernale.
    Merci Vincent.

  2. Très belle lecture du peintre maudit au croisement de la psychanalyse et de l’énigme picturale. Il fut medium, comme Rimbaud, d’une puissance solaire impossible à maîtriser. La violence extrême se mue en beauté et nous interroge de façon intemporelle. Merci Vincent et Vincent

    • Bonjour Alidz,

      Merci de ton commentaire. En effet, dès le départ, la génétique (probablement) associée au roman familial et à l’environnement culturel plus large ont fait de ce malheureux le dépositaire de potentiels très particuliers. Ses rencontres et la situation de l’art de son époque ont ensuite fait le reste.

      Bises, et à tout le monde chez toi 😉

      vb

  3. Ce qui me semble le plus captivant dans cette analyse c’est le lien, presque une sorte d’ADN avec sa double hélicoïdale, entre les névroses invalidantes de Van Gogh et ce qu’il en fait, et qui ressort si bien dans son oeuvre ici décryptée en profondeur au fil d’une vie extérieurement pauvre mais si riche de talents réunis dans une oeuvre brève et intense, comme une étoile filante, une boule de feu au double mouvement créateur/auto destructeur, les deux se renvoyant l’un et l’autre. Faut-il être névrosé pour être créateur? Il semble que cela soit un déclic inévitable. Les gens heureux n’auraient-ils donc pas besoin d’avoir du talent? Tous les malades mentaux sont-ils de grands artistes? ( Hitler était un grand designer!) Questionnements certes oiseux, mais le lien entre la création et le créateur, la souffrance qui enferme et la jouissance qui libère est chez van Gogh passionnant autant qu’intrigant. Dans cette série déjà longue d’analyses de tant d’artistes on voit que les tourments des plus grands (quasiment tous ceux évoqués) sont souvent colossaux, originaux, denses, mais tellement séduisants! Dommage donc pour eux, mais que de cadeaux pour nous!

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